Pour son sixième film, La loi du marché, Stéphane Brizé se retrouve en compétition officielle à Cannes. Brizé c’est un peu comme Lindon (devenu son acteur fétiche), on l’aime et on a envie de le prendre dans ses bras. Son cinéma a l’air de lui ressembler, délicat, sensible, généreux, capable de capter tous les petits riens de la vie, les silences comme les fractures. Dans La loi du marché, il s’attaque à du lourd à travers le portrait d’un homme pris dans le cercle infernal d’une société malade. Bref Brizé s’attaque à notre monde de merde et nous on pense au titre du film (avec le même Lindon) de Claire Denis.

Thierry a la cinquantaine. Il n’a plus d’emploi et vient de faire une formation de grutier pour apprendre derrière qu’il ne sera jamais embauché puisqu’il n’a jamais travaillé sur des chantiers. Une aberration comme une autre qui fait la jolie réputation de notre système en mal de communication, de compétences et surtout d’humanité. « Mais je vais faire comment moi ? Dans 9 mois c’est le RSA, 500 balles par mois » . Personne n’est responsable mais les victimes sont forcément coupables. Thierry vit avec sa femme et son fils handicapé Matthieu avec pour seul but que ce dernier continue ses études et s’en sorte. Pas comme le père en sorte. Pourtant les journées de Thierry comme celles de tous les chômeurs (qui, non, ne sont pas comme les chats des Nuls à jouer au Babyfoot et fumer des pétards toute la journée) sont bien remplies entre sa recherche active, ses cours de rock avec sa femme, son fils, ses rendez-vous Pôle emploi (qui offre une formidable scène d’ouverture). C’est en fait l’histoire d’un homme simple qui s’efforce d’avancer droit devant et qui ne souhaite plus se battre contre ses anciens patrons même s’il est en est là à cause de leur plan social. Pas parce qu’il est lâche, non. Parce que simplement il a envie d’aller de l’avant sans revivre en boucle le traumatisme de son licenciement.
Il finit par trouver un poste de vigile dans une grande surface et plonge au coeur même de la déshumanisation, là où seul le profit compte. Le plus important reste de sauver sa peau et dans cette jungle des grandes surfaces carnivores, cela revient à dénoncer les caissières qui volent des coupons de réduction ou des pauvres vieux qui dérobent de la viande. Dans quelle société malade sommes nous ? Bien sûr voler c’est mal me direz-vous (même si on ne peut s’empêcher de se demander qui sont les véritables voleurs). Mais que dire d’une société qui préfère augmenter son chiffre d’affaires au détriment de ses salariés, que dire d’une société qui privilégie la surveillance et la délation à la réalité humaine de chacun ? Stéphane Brizé ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà, mais cette immersion dans l’absurdité et le non sens nous renvoie à toute cette violence incontournable, à toute cette souffrance au travail à laquelle nous sommes peu à échapper et souvent au prix d’une liberté qu’on paye cher.
Pour ce film, le réalisateur a choisi de tourner avec des non acteurs à l’exception de Vincent Lindon dans le rôle principal (prodigieux et bouleversant). Il laisse tourner sa caméra tout en restant quasiment en permanence sur Lindon et réussit à faire vivre le hors champ avec magie. On n’est pour autant pas dans le documentaire mais plutôt dans une performance. On dirait presque un making off des essais (réussis) du film dans le film. Et c’est bien cela qui fonctionne et nous touche. On entend les hésitations, les répétitions, les dialogues au naturel, les réactions immédiates, les malaises. On ressent la vie en somme. Et c’est justement cette vie-là qui est broyée par un système pervers qui oblige les uns à écraser les autres, à se formater aux attentes de recruteurs qui semblent davantage craindre les éventuels procès que la mort d’autres employés.
Brizé filme l’enfer vertigineux dans lequel nous sommes tous menacés de tomber quand on est acculés, il filme cette culpabilité dégueulasse qu’on impose aux chômeurs, il filme la délation, la dévoration, l’abnégation, la dépossession. Mais reste une chose que les salauds n’auront pas : l’irrésolution.