BERGMAN ISLAND ou la possibilité d’une ile

Il y a des lieux mythiques pour tout cinéphile. L’ile de Fårö où vivait et tournait Ingmar Bergman en fait évidemment partie. C’est justement là où nous emmène après l’Inde du sud du lumineux Maya, le dernier film de la talentueuse Mia Hansen Løve. Une histoire d’ombre et de lumière, de fantômes et de revenants, de territoire entre le cinéma et la vie.

Un couple de cinéastes part en résidence sur l’ile emblématique de Fårö écrire leur prochain film respectif : Anthony (Tim Roth) est un cinéaste adulé, plus âgé et plus confirmé que sa jeune compagne Chris (Vicky Krieps) dont on ressent immédiatement les questionnements (comment être femme et artiste ?), les doutes (vivre ou écrire ?), les tiraillements (Bergman, artiste génial ou écrasant ?) et qui nous apparait assez vite comme le double de la cinéaste. Ils logent dans la maison où a été tournée Scène de la vie conjugale ce que ne manque pas de souligner Chris (pour conjurer le sort ou annoncer l’inéluctable fin ?) et il leur faut trouver leur place dans ce décor chargé. Pour écrire, Chris s’installe dans un moulin mais la plupart du temps, sa place est dehors. Elle se promène, découvre l’ile sous toutes ses coutures, rencontre d’autres résidents et visite les lieux chers à Bergman. Il faut dire que l’ile est à la gloire du cinéaste suédois. Lieu de pèlerinage ou de safari bergmanien, les cinéphiles et cinéastes du monde entier aiment s’y retrouver. Cela pourrait être écrasant, tétanisant même, mais Chris va au contraire se libérer d’un poids et trouver sa voie, sa musique, son histoire. Impossible de ne pas y voir tous les accents autobiographiques distillés dans ce film comme dans le reste de l’oeuvre de Mia Hansen Løve.

Le scénario que Chris écrit porte sur l’ultime chapitre d’une histoire d’amour de jeunesse. Amy (Mia Wasikowska) et Joseph (Anders Danielsen Lie) s’aiment passionnément depuis leur adolescence. Ils se quittent, se retrouvent et se quittent à nouveau. Les années passent et le mariage d’une amie commune les réunit à Fårö le temps d’un week end. L’attirance est inévitable, l’amour encore présent. Mais leur vie a changé, et la distance de Joseph vient sonner le glas d’une relation vouée à l’échec. A la question du « pourquoi pas moi », Joseph répond « parce que c’est la vie ». Réponse fataliste, arbitraire mais aussi tellement juste et résiliente. Bergman Island raconte la solitude dans le couple, le déséquilibre amoureux, la difficulté d’écrire, et surtout le cinéma comme échappatoire. Mia Hansen Løve ose une mise en abyme habile et touchante où elle met en scène ses doutes et nous dit aussi tout ce que l’acte filmique a de salvateur. En traduisant notre imaginaire, le cinéma a le pouvoir de nous réparer et de nous émanciper.

« Parce que c’est la vie »

On assiste à la métamorphose de Chris, qui, sans le chercher vraiment, s’affranchit des hommes ou plutôt des fantômes qui l’entourent, à commencer par celui qui partage sa vie mais aussi, le fantôme de Bergman et celui de son amour de jeunesse. Ces fantômes planent mais jamais ne hantent. C’est là tout le talent de Mia Hansen Løve à s’approprier cette ile sans jamais essayer de calquer le maitre ni l’évincer. Plus qu’une âme errante, Bergman devient un compagnon discret qu’on ne cherche ni à égaler ni à écarter. Les films de Mia Hansen Løve sont solaires, plein de douceur, de mélancolie, de bienveillance et contiennent une part de vérité sur nos existences extraordinairement universelle. En cela, on a du mal à en sortir, on n’a pas envie qu’ils se terminent. Cela tombe bien, ses films n’ont jamais vraiment de fin.

GAME GIRLS ou les “fallen angels“ de Skid Row

En suivant une histoire d’amour chaotique entre deux femmes dans le quartier de Skid Row à Los Angeles, Game girls dresse un portrait intimiste d’une Amérique déchue.

Le film démarre sur une longue logorrhée nocturne de Teri, jeans baggy blanc sous les fesses, qui jure comme une folle et insulte tout le monde. Le décor est planté. Une rue avec des tentes de fortune, des murs taggés, des déchets éparpillés, des âmes perdues dans l’enfer de Skid Row, quartier insalubre et “capitale“ des sans-abri de Los Angeles, renommé “cité des anges déchus“.  Nous sommes très loin de l’image carte postale des villas avec piscine qui caractérise d’habitude L.A. au cinéma.

Teri attend devant la prison où son amoureuse Tiahna est incarcérée depuis plusieurs mois pour trafic de drogue. Pas le choix pour survivre dans ce ghetto. « Faut bien gagner un peu d’argent ». Entre minima sociaux et débrouille solidaire, ces « anges déchus » tentent tant bien que mal d’accepter un destin qui ne laisse que peu d’horizon. Reste l’amour, parfois violent, parfois très tendre qui s’exprime comme une fleur sort du béton.

La réalisatrice Alina Skrzeszewska a vécu plusieurs années à Skid Row où elle a tourné son premier documentaire Song from the Nickel en 2010. Elle connait donc bien ce quartier, ces hommes et ces femmes  brisés. C’est en montant des ateliers d’art thérapie avec ces femmes, que la cinéaste a rencontré Teri. De son histoire d’amour avec Tiahna a émergé l’idée d’un film, à la fois portrait collectif d’une population en marge et récit d’un amour aussi tumultueux que salvateur.  Lors de ces ateliers, les paroles des femmes de Skid Row se libèrent. Elles ont vécu des tragédies familiales inconcevables. Chacune tour à tour raconte ses blessures, ses traumas en mettant en scène des petites figurines. Au-delà de l’émotion qui traverse ces confessions,  les scènes d’atelier dévoile le terrible sort auxquelles leurs vies semblent les avoir condamnées d’avance.

Alina Skrzeszewska a su trouver la bonne distance, celle qui lui permet de filmer ce couple atypique et bancal comme elle l’aurait fait dans une fiction. Elle sait aussi éloigner sa caméra et éviter ce qui pourrait devenir de la condescendance. Si parfois leur accoutrement ou leur manière violente de se parler peut prêter à sourire ou nous embarrasser une demi seconde, on est très vite rattrapé par leur histoire, leurs présences, leur combat pour se débattre dans cette jungle entre espoir, amour et déchirement. En filmant les deux amantes écorchées, Game girls, loin de tout jugement, témoigne de leur calvaire tout en réhabilitant leur dignité d’êtres humains animés par le même moteur universel : l’amour.

Le film évoque également le mouvement né en 2013 Black Lives matter, les violences policières subies, les souffrances et difficultés incommensurables qui ponctuent leur quotidien et les détours presque inévitables vers la case prison. Comment survivre dans un lieu qui ne promet rien de meilleur ? Comment continuer à aimer et à croire en la vie ? L’une des réponses de Game Girls semble se trouver dans la solidarité et la bienveillance qui continue de les relier au monde.

Date de sortie : 21 novembre 2018
Distribution : Vendredi distribution
Durée : 1h25

SEULE SUR LA PLAGE LA NUIT, le dernier film sublime de Hong San Soo

Une femme, deux villes, des retrouvailles et l’amour adultère en suspens. Hong san soo continue son exploration vertigineuse de l’amour et du hasard au goût de soju. Magique !

Younghee revient d’Europe où elle s’est réfugié quelques années laissant derrière elle une histoire d’amour avec un réalisateur marié. Le film démarre en Allemagne avec son amie Jeeyoung qui est partie elle aussi pour fuir un mari volage. « Il avait du désir, pas moi. Je l’espère heureux aujourd’hui ». Du désir Younghee en a encore pour l’homme marié censé la rejoindre là-bas. Une promenade dans un parc où elle rend hommage à celle qu’elle a envie d’être sans plus jamais se renier, une balade au bord de la mer avec un couple d’amis allemands et une disparition soudaine qui se termine par un générique de film (un classique chez Hong Sansoo qui nous a déjà fait le coup dans Un jour avec un jour sans) avant de reprendre dans une salle de cinéma avec Younghee. Encore une fameuse mise en abyme chère au cinéaste mais cette fois il va encore plus loin, brouillant davantage les frontières du film dans le film.  Un  nouveau chapitre s’ouvre en Corée du sud à Gangneung où Younghee retrouve ses vieux amis. Réapparait l’homme fantôme qui l’emporte sur la plage en Allemagne et que l’on retrouve en train de nettoyer une baie vitrée. Est-il le reflet de son âme, celui qui la ramène chez elle et qui l’oblige à y voir clair ?

« Mourir avec élégance »

Younghee (sublime Kim Minhee, Prix d’interprétation féminine à Berlin) est fatiguée par l’amour, le cinéma, les hommes. Dans un moment d’ivresse attablée avec ses amis, elle s’emporte, leur reproche de n’être pas qualifiés pour l’amour, de n’être pas digne d’aimer ou d’être aimés. « Il faut mourir avec élégance » scande-t-elle. Pour Younghee, l’amour se place très haut mais ses désillusions et ses échecs la rendent aussi plus clairvoyante. Qu’est ce que l’amour finalement ? Une assurance contre la solitude ? Younghee refuse d’attendre le réalisateur avec qui elle a vécu une romance. Elle préfère le hasard à l’attente. Le même hasard qui la fait croiser sur une plage son équipe de tournage. Et dans cette solitude, lovée sur le sable froid de l’hiver, elle retrouve l’homme aimé sans plus le reconnaitre. Le temps est cruel, il a vieilli et en perdant sa muse a perdu aussi son inspiration. Car une autre des questions de Hong San Soo est bien le rapport au temps qui passe, à la vieillesse inéluctable. Même la très belle Younghee a changé, « a mûri » disent ses amis. Le cinéaste ne s’épargne pas à travers le portrait en écho d’un réalisateur vieillissant qui a créé le scandale en trompant sa femme. Toute ressemblance avec des faits réels n’est évidemment pas fortuite quand on connait l’histoire qui lie Hong San Soo à la jeune Kim Minhee. De la même manière, Younghee interroge son viel amant sur les raisons pour lesquelles il l’aimait et l’aime encore. La jolie assistante à sa gauche aussi est belle. Cela ne suffit pas à la rassurer. Dans la multitude des possibles, qu’est ce qui fait qu’un être en aime un seul autre ? Vaste question à laquelle le cinéaste tente toujours de répondre.

Seule sur la plage la nuit évoque sans cesse l’empreinte du temps à travers les dialogues entre les personnages (« tu as mauvaise mine, tu as pris un coup de vieux, tu as changé, tu as quel âge ?… ») mais aussi à travers les paysages d’automne, les cafés défraichis, les rengaines chantées sur le pas de la porte en fumant sa cigarette ou les soirées entre amis qui s’enchainent avec la même sonorité. Chez Hong San Soo tout semble pareil et pourtant tout nous surprend. Ainsi va la vie.

Younghee en revenant en Corée comprend qu’on ne laisse jamais les choses derrière nous. Fuir ne sert à rien et à l’instar d’une autre héroïne d’Hong San Soo, Sunhi, Younghee doit suivre sa voie coûte que coûte. Pour tenter de vivre. Et mourir avec élégance.

Date de sortie : 10 janvier 2018
Durée : 1h41
Distribution : Capricci

L’AMANT D’UN JOUR ou Garrel l’éternel amoureux

Dernier volet d’un triptyque vibrant comprenant L’ombre des femmes et La jalousie, L’amant d’un jour questionne encore et toujours la passion amoureuse, la fidélité et la fragilité du désir. Film D’une simplicité bouleversante.

Gilles (Eric Caravaca), professeur de philosophie émérite est amoureux d’une de ses étudiantes, Ariane (Louise Chevillote). Ariane s’est installée chez lui depuis trois mois mais en dehors, leur histoire reste secrète. Jeanne la fille de Gilles (Esther Garrel), désespérée après sa rupture avec le premier homme qu’elle n’ait jamais aimé, s’installe chez son père et sa jeune maitresse pour se remettre debout. Bientôt les deux jeunes femmes du même âge s’épaulent et le trio improbable s’entend à merveille même si bien sûr chacun doit trouver sa place au coeur de cet entremêlement d’amour paternel, passionnel et fusionnel.

Depuis quarante ans qu’il fait des films, Philippe Garrel continue son travail d’artisan indépendant avec le même élan et la même sincérité. Il explore l’infinité des possibles amoureux et tente d’extraire l’essence que revêt chaque histoire, unique et pourtant fondamentalement la même : un homme et une femme, la peur de souffrir, de perdre l’être aimé, la jalousie, l’infidélité parfois inéluctable, la passion qui dévore, le manque irrépressible de l’autre. Garrel se réinvente sans cesse dans une variation inépuisable autour de l’amour, il capture ses déchirures comme ses émois de façon organique et sensuelle. Chacun de ses films apparait comme le premier, neuf, bouleversant, enveloppant.

L’amant d’un jour soulève aussi la question de l’amour durable et de la fidélité. Peut-on aimer longtemps, aimer toujours la même personne avec autant de passion et de désir ? Ariane aime la vie, le sexe, les hommes d’un jour parce que dans le fond elle a encore plus peur de perdre Gilles que l’inverse. En couchant avec d’autres hommes, elle évite avant tout d’être trompée « sans préavis ». La fidélité c’est aussi et avant tout être fidèle à soi-même, y compris à ses peurs. Jeanne, elle, ne connait pas l’amour physique, celui débarrassé de tout sentiment, d’attache et de souffrance. Son amour romantique pour Mattéo lui donne des envies suicidaires. « Je veux qu’il sache combien il me fait souffrir. » Alors que l’une déconstruit malgré elle sa relation en surestimant les limites de Gilles, l’autre refuse de plonger son amour dans l’oubli. Quant à Gilles, il refuse de souffrir et garde la distance de l’homme qui sait qu’il n’ira pas si loin au jeu du désir possiblement destructeur.

Dans un noir et blanc somptueux, L’amant d’un jour  apparait comme un nouveau tableau du maitre assagi Garrel qui continue de nous prouver que le cinéma c’est avant tout des visages et des corps qui se meuvent. Rien d’autre.

LE JOUR D’APRES : un conte moral signé Hong Sang-Soo

Sélectionné à Cannes et injustement boudé par le jury, Le jour d’après, nouvel opus du prolifique Hong Sang-Soo, prolonge sa fresque des vertiges de l’amour. Film aux accents de conte moral rohmérien, Le jour d’après est peut être son film le plus sombre.

Un homme attablé avale son bol de soupe. Sa femme s’assoit en face de lui et l’interroge.  Pourquoi part-il toujours à l’aube ainsi ? Elle le trouve amaigri et le soupçonne d’avoir une maitresse. L’homme, au départ surpris, ne répond pas. Le silence presque insoutenable devant l’insistance de la femme qui attend sa réponse vient clore ce premier plan. La caméra cadre ce face à face en plan fixe, s’accordant quelques plans zoomés pour s’approcher tour à tour des personnages, sondant leurs tourments, leurs réactions, leurs gestes, résumant ainsi toute la magie de Hong Sang-Soo en un plan simple et immense.

Bongwan (Hae-hyo Kwon) est éditeur et accueille Areum (Kim Min-hee) qui vient pour le poste d’assistante, tout juste libéré par son ancienne maitresse. S’ensuit un tête à tête impudique où les questions intimes fusent entrecoupées de silence et d’émotion. On est bien chez Hong Sang-Soo, plus proche de la rencontre amoureuse que de l’entretien d’embauche. La scène est d’ailleurs rejouée quasiment à l’identique à la fin, non pas comme une subtile variation qui rappellerait son précédent Un jour avec un jour sans, mais plutôt comme un train qu’on manquerait. Deux fois.

« Je crois aussi que rien n’est vraiment grave, tout est merveilleux ».

Hong Sang-Soo aime raconter la naissance de l’amour, les triangles amoureux, les trahisons et l’ivresse salvatrice. Mais ici, si ivresse il y a (à son habitude, toutes les scènes ou presque se passent à table autour d’un verre), elle traduit davantage la confusion des sentiments qu’un échappatoire au réel. Bongwan est coincé entre sa femme et sa maitresse, l’une lui reprochant ses mensonges, l’autre sa lâcheté. Quand Areum  arrive dans sa maison d’édition, il n’a d’yeux que pour cette troisième femme (et nous aussi). Il l’emmène déjeuner au restaurant, il la questionne, est curieux de sa belle personne. Elle lui avoue ne pas croire au réel. Comment sait-on d’ailleurs ce qui est réel ou non ? « Je crois aussi que rien n’est vraiment grave, tout est merveilleux ».

Bongwan la regarde, touché par cette apparition apaisante au coeur de son désordre amoureux. Le temps s’étire, les bouteilles se vident. Areum ne boit pas, elle ne sait pas boire sans devenir toute rouge. Il boit seul, l’écoute lui dire son admiration pour son écriture, son étonnement sur son absence de rides dans le cou pour son âge (« c’est de famille », plaisante t-il), sa foi en Dieu. Areum poursuit : « Vous savez pourquoi vous vivez ? ». Il hésite. « Pour l’amour ». La femme de Bongwan vient interrompre cette douce parenthèse et accuse à tort Areum de lui voler son mari, bientôt suivie de la maitresse qui ressurgit pour récupérer sa place. LE JOUR D’APRES se déroule en une journée mais peu importe le temps, cela pourrait être des semaines, des mois, le temps lui-même n’est plus réel et importe peu. Les scènes s’enchainent tels des tableaux, dans un noir et blanc hivernal, nous perdant parfois un peu comme pour nous obliger à mieux ressentir l’essentiel, la vie qui les traverse, le trouble qui les habite.

Difficile de ne pas voir la mise en abyme flagrante dans ce film. Hong Sang-Soo, déjà habitué à choisir des personnages qui font écho à sa vie (souvent des réalisateurs) semble ici se livrer encore davantage quand on sait le scandale que sa relation avec la comédienne Kim Min-hee a suscité en Corée (il a quitté sa femme pour elle). Sauf que là, Kim Min-hee n’est ni la femme ni la maitresse. Elle est le train manqué. La réponse à la question d’Areum (Pourquoi vous vivez ?) serait-elle finalement du côté de la vie ?

Date de sortie : 7 juin 2017
Distribution : Capricci
Durée : 1h32

 

MALGRE LA NUIT ou l’empire des sens

Lenz revient à Paris pour rechercher Madeleine dont il n’a plus de nouvelles. Il rencontre Hélène et c’est l’amour fou. Entre autodestruction, passion, jalousie et errance, Malgré la nuit n’est pas un film qui se raconte mais une expérience qu’il nous ait donné à voir et à ressentir. Philippe Grandrieux poursuit son exploration formelle de la nuit, des corps, des pulsions et des émois. Un film d’amour à mort.

Malgré la nuit de Philippe Grandrieux

Bien qu’assez inconnu du grand public, Philippe Grandrieux n’en est pas à son premier essai. Vidéaste et cinéaste à part, Grandrieux aime explorer différents territoires que ce soit à travers ses installations, ses fictions ou ses documentaires. Après de nombreux documentaires et vidéos expérimentales, Philippe Grandrieux réalisa un premier film de fiction,  Sombre, véritable ovni dans le paysage cinématographique et dont la singularité formelle promettait la renaissance d’une « vie nouvelle » (autre titre de fiction de Grandrieux) au cinéma. Sombre mettait en scène Marc Barbé en serial killer impuissant et Elina Löwensohn (l’actrice fétiche de Hal Hartley) en victime amoureuse. Ce qui troublait par dessus tout dans ce film et que l’on retrouve aussi dans ses autres fictions (et même dans ses documentaires) est la manière qu’a le réalisateur d’interroger l’image en tant qu’image et de créer une ode aux sens, à l’organique, aux corps traversés par le plaisir et le tourment. Car oui, le cinéma de Grandrieux est organique, végétal, étrangement lumineux. Il filme les forêts, les écorces, la terre comme il filme les corps. Il capte cette lumière variable, indécise qui reflète la couleur des émotions. Ses films effleurent toujours le lieu où nait le vertige, la perte, la mort et l’amour. Comme si l’un n’allait pas sans l’autre. Philippe Grandrieux croit profondément à l’amour salvateur, celui qui sauve des terres les plus obscures, les plus destructrices quitte à accélérer la route vers l’inexorable fin.

(c) Shellac
(c) Shellac

Malgré la nuit nous plonge d’emblée dans un décor en apesanteur où les personnages suspendus semblent flotter dans l’écran entourés d’un halo de lumière. Les voix sont murmurées, chuchotées. Lenz enlace Lola, Louis enlace Lenz. Ensemble ils fument du crack et disparaissent derrière les volutes de fumée puis de notre vue. Lent fondu au noir. Lenz est dans le métro. Il regarde Hélène endormie.

La caméra suit les mouvements et les visages dans un cadre où l’on sent aussi le poids du corps de Grandrieux tenant la caméra, un cadre fragmenté, sensoriel, tantôt flou, un cadre qui prolonge notre regard, nous oblige à voir derrière l’obscurité, derrière les chairs et les visages morcelés. Le cinéma de Grandrieux est expérimental en ce sens où il exalte la matière, les corps et les sens en les faisant surgir. L’histoire intervient au second plan, les personnages se mêlent et s’entrechoquent dans un ballet hypnotique. Grandrieux fascine dans son rapport aux corps qui n’est pas, comme le souligne le critique Raymond Bellour, sans rappeler celui de Cassavetes (on pense bien sûr à Faces). Il apprivoise les corps avec sa caméra, se rapproche au plus près d’eux, de leurs respirations pour ne faire qu’un. L’image elle-même devient corps.

Ariane Labed
(c) Shellac

Madeleine est l’amour perdu de Lenz, la belle prostituée disparue. Lena est l’amante de Louis mais veut posséder Lenz pour mieux l’anéantir. Hélène vit avec Paul mais ses pulsions de mort l’amènent vers un réseau d’exploitation sexuelle aux moeurs fatales. Lenz flotte entre ces femmes comme sur l’écran dans une errance aérienne et irréelle. Les personnages se confondent et n’existent que sur l’instant, évitant toute possibilité d’identification.

Là encore nous sommes dans l’organique, le présent d’un personnage débarrassé de son histoire. L’anéantissement chez Grandrieux semble être le passage incontournable vers un autre possible, vers la lumière. La recherche formelle prend le pas sur le récit qui reste cependant très écrit pour mieux servir la place des corps à l’image. Grandrieux ne nous donne pas à voir un réel dans une lumière crue mais représente un nouveau monde entre rêve et cauchemar fait de jeux d’ombres et de lumières, de fragments insaisissables qui nous plongent dans un univers loin des codes habituels. La question n’est pas celle du bien ou du mal mais bel et bien celle de la déraison, des passions magnétiques où nous pouvons nous reconnaitre dans leur essence-même (peut être moins dans leur forme !).

Le film a beau être interdit aux moins de 16 ans, il n’en demeure pas moins d’une pudeur extrême, d’une beauté flagrante, loin de toute obscénité. Malgré la nuit est aussi un objet filmique qui s’adresse à la mémoire collective, celle des livres et des images qui nous habitent et d’un lieu universel : celui de l’abandon, le même qui nous rejoint chaque nuit dans nos rêves.

Paul Hamy
(c) Shellac

Dans une scène entre Lenz et Vitali, le père de Lena à l’origine de ce réseau d’exploitation sexuelle souterrain, on voit l’image de Vitali (Johan Leysen) se superposer à celles de poissons aux mouvements gracieux. Vitali dit à Lenz :

« Les poissons expriment leur nature pleinement, même en captivité. Ils sont animés par la seule nécessité de leur instinct. Ils sont absolument là à chaque instant, profondément eux-mêmes, profondément réels. (…) C’est impossible pour nous, car nous, on sait qu’on va mourir ».

Philippe Grandrieux également auteur d’un très beau portrait documentaire sur Masao Hadachi (Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution) ou de l’envoûtant White epilepsy ne laisse pas indemne. Ses films nous habitent, nous contaminent et c’est peut être cette dernière citation qui explique le mieux la tentative de Philippe Grandrieux, celle de faire surgir du noir la vraie nature des êtres, leur instinct et leurs peurs.

LA FORET DE QUINCONCES, un conte urbain assez touffu

Ondine et Paul s’aiment. Mais Ondine est épuisée par leur histoire et quitte Paul. Paul jure qu’il n’aimera plus personne après elle, et lorsqu’il rencontre Camille, il la poursuit pour mieux la délaisser et venger ses blessures. Camille ne le voit pas de cet oeil et lui jette un sort pour l’obliger à l’aimer. Entre la tragédie grecque et le conte moderne, le premier film en tant que réalisateur du comédien Grégoire Leprince-Ringuet revisite le triangle amoureux, la passion dévastatrice et les sentiments exacerbés, le tout en jean baskets et alexandrins.

On connaissait Grégoire Leprince-Ringuet acteur, celui-là même qui a démarré auprès d’André Téchiné dans Les égarés et qu’on a pu découvrir depuis chez Christophe Honoré (le beau gosse des Chansons d’amour qui fait flancher Louis Garrel, c’est lui !), Bertrand Tavernier ou Robert Guédiguian. Le voici désormais réalisateur – ce qu’il avoue avoir toujours voulu être – mais aussi auteur et poète.

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La forêt de quinconces démarre sur une scène de rupture qui annonce tout de suite la couleur : un film dominé par le langage des sentiments et très écrit. « Je voulais commencer le film par un grand coup de tonnerre, et plonger le spectateur au coeur de l’action et de la couleur du film », précise Grégoire Leprince-Ringuet.
Dans cette scène, Paul entraine Ondine (Amandine Truffy) dans une course effrénée en pleine forêt alors que celle-ci lui supplie de calmer la cadence.

Inévitablement elle tombe, s’écorche et sa chute signe là la fin d’une relation devenue épuisante à l’image de cette course. La scène alterne les cadrages serrés à l’épaule et les changements d’axe traduisant ainsi la fragilité des sentiments et le chaos de la rupture amoureuse. Ondine le quitte et Paul est anéanti. Au départ on se sent un peu chez Eric Rohmer ou chez René Féret, deux cinéastes qui aiment déployer la parole, mais très vite La forêt de quinconces s’affirme par sa singularité formelle, son langage d’un autre siècle et la multiplicité des genres qui le rendent inclassable. Le film marie l’invraisemblance (du langage, des situations comme du temps) et le réel, la contemporanéité et la désuétude.

Photo du film LA FORÊT DE QUINCONCES

Paul rencontre un clochard devin qui le met face à ses choix et son destin et le décide à jeter son dévolu sur une femme qu’il croise dans le métro (Camille alias Pauline Caupenne). Il la suit dans un théâtre et la rejoint dans une scène de danse collective improbable et envoûtante, lui parle, la séduit et passe la nuit avec elle. Camille s’enfuit au petit matin mais en ouvrant la porte découvre la valise d’affaires que lui a ramenée Ondine. Jalouse, elle décide de lui jeter un sort à l’aide de son bijou, obligeant Paul à l’aimer à en devenir fou. Celui qui croyait dominer l’amour et lui jouer un tour se retrouve donc ensorcelé malgré lui tel Tristan et Iseult.

Le film entre tourments, lyrisme et théâtralité pêche un peu dans son rythme et son rapport au temps. Les effets d’ellipse, de désynchronisation son-image jouent en défaveur du film qui finit par nous perdre un peu tant le temps semble s’étirer à l’infini et n’accorder aucun repère. Grégoire Leprince-Ringuet exhalte la passion amoureuse mais à trop mêler les genres (fantastique, conte, drame amoureux) et trop questionner les sentiments, les fantômes du passé, les sortilèges de l’amour et la fatale destinée, La forêt de quinconces finit par devenir une forêt un peu broussailleuse.

Ceci étant dit, reconnaissons néanmoins son extrême singularité et sa velléité de réhabiliter la passion amoureuse à une ère qui ressemble davantage à un terrain vague qu’à une forêt ordonnée. Notons également la présence du formidable duo Marilyne Canto-Antoine Chappey  qui, au-delà d’être des acteurs qu’on adore, apportent ici une touche de vraisemblance tant dans leur jeu que dans leurs personnages, et qui nous aident à souffler un peu. Grégoire Leprince-Ringuet ne manque pas de mentionner l’influence du cinéma d’Arnaud Desplechin qu’il affectionne particulièrement. On se dit pourtant que son film flirte davantage du côté de cinéastes atypiques comme Vecchiali ou Guiraudie. Et ça, c’est plutôt un compliment !

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RENCONTRE AVEC GREGOIRE LEPRINCE-RINGUET ET PAULINE CAUPENNE 

Pourquoi avoir choisi de faire un film plutôt qu’une pièce pour La forêt de
Quinconces
?

Grégoire Leprince-Ringuet : j’ai toujours voulu être réalisateur. Je fais beaucoup de théâtre mais le film s’est imposé tout de suite. Le langage du cinéma m’a permis d’être très près des acteurs dans des valeurs de plan différente et même sur le conseil de mon chef opérateur d’utiliser des formats pour traduire les émotions et la folie de Paul (NB : le film alterne les formats en 2.40, 1.33 et 1.66).

Ce n’est pas trop difficile de produire un film en alexandrins en 2016 ? 

GLR : Au départ quand j’ai annoncé que mon film serait en vers c’est un peu comme si j’annonçais que j’avais le cancer. Tout le monde était désolé. Il fallait quelqu’un comme Paulo Branco (son producteur) pour avoir le courage de produire ce film. Je ne vois d’ailleurs pas qui d’autre aurait pu le produire !

Pourquoi avoir écrit un film en vers ?

GLR : J’adore la poésie depuis toujours. Et je cherchais une légitimité pour passer derrière la caméra et le fait d’écrire en vers me l’a donnée. J’ai appris beaucoup de vers au théâtre, en jouant du Racine surtout, j’ai lu Paul Valéry, Baudelaire, Rimbaud, et suis fasciné par cette langue magique. Pour écrire en vers il faut en apprendre beaucoup afin de conserver la musique en soi.
Ma peur était de lasser le spectateur et je voulais absolument qu’il y ait des « phrases normales » comme des respirations dans le texte. On a beaucoup répété pour se rendre compte de l’effet rendu. C’est d’ailleurs une chose que je conseille : de tourner en plusieurs fois, de se diriger ensemble en plusieurs cessions. Ca permet de construire le film petit à petit, on filme, on monte un peu, on répète et on construit tous ensemble en fonction de ce qu’on a filmé.

Pauline Caupenne : oui je ne sais pas du tout comment ça aurait été si on avait tourné 30 jours d’affilée la tête baissée ! Le fait que le tournage fut espacé nous a permis de voir si ça marchait et a permis à Grégoire de prendre le recul nécessaire et de réécrire si besoin.

On connait le parcours de Grégoire mais vous Pauline avez un parcours très atypique. Vous avez joué notamment dans un premier film en Inde…

Pauline Caupenne : Oui en effet j’ai démarré ma carrière d’actrice quand j’habitais en Inde où je me suis retrouvée à jouer dans une superproduction Bollywood. Après je suis rentrée en France et me suis plongée dans le théâtre. C’est là que j’ai rencontré Grégoire. Son film était un projet ambitieux et réunissait plusieurs choses que j’aime comme le théâtre et la danse, car dans ce film-là aussi je danse ! Aujourd’hui je souhaite continuer à faire du cinéma, j’écris d’ailleurs un film en ce moment, un court métrage que j’aimerais réaliser.

Qu’apportent les vers dans votre film par rapport à la prose ? 

Je dirais d’abord que par amour des acteurs, je voulais leur donner de la matière, et souvent je trouve qu’un acteur a plus de matière à défendre quand il a plus de texte. Les vers apportent un certain lyrisme. C’est un moment où la parole ressemble à de la musique, un peu comme dans la comédie musicale. Je voulais aussi gratifier le spectateur du plaisir d’entendre des vers même si je ne voulais pas que ce soit systématique. Ensuite les vers sont aussi un coup de pouce au merveilleux du film. Cette parole a un statut un peu magique aussi. Les vers permettaient de favoriser les effets du merveilleux dans le film.

Pensez-vous que notre époque n’est pas assez romanesque ? 

GLR : Oui probablement. Avec ce film, je voulais aussi continuer de faire vivre un pan du cinema qui est loin du cinéma français naturaliste. On est très forts en cinéma naturalistes en France mais j’avais envie  de renouer avec un cinéma plus ancien, comme celui de Carné, je pense aux Portes du paradis par exemple avec le personnage du clochard devin ou aux films de Jacques Demy. Je voulais expérimenter une forme d’expression différente et cela passait pour moi par la parole poétique. (…). L’héritage de Pialat, de la Nouvelle vague est si important qu’on a souvent l’impression que c’est comme ça qu’il faut faire des films. Moi j’essaye de prendre un chemin de traverse. Avec ce film on a voulu ré-enchanter le monde, dire que tout est exceptionnel, même à outrance, être dans la démesure.

Peut-on voir la foret avec les arbres en quinconces comme la métaphore d’une époque qui offre plusieurs facettes mais qui sclérosent à la fois ? 

GLR : Oui bien sûr ! La forêt offre de multiples perspectives, de multiples choix de chemins mais le personnage peut aussi se retrouver paralysé, ne pas arriver à choisir et rester au même endroit. Quant à la métaphore sur l’époque… sûrement, inconsciemment.

Que vouliez vous éviter à tout prix en réalisant et en interprétant votre film ?

GLR : Je voulais éviter que le film soit vieillot. Je voulais qu’il soit très contemporain, filmé dans une ville. Le film est tourné dans le nord est parisien, je voulais qu’on voit des gens, le métro, des parcs, des villes dans une ville, des différents espaces comme autant de possibles. Et je voulais aussique le spectateur soit happé par le film et ne s’interroge pas toutes les deux minutes sur le type de film dans lequel il était.

PC : Moi je voulais éviter le côté théâtral et le côté manichéen de mon personnage. Ne pas être « la méchante ». Camille est plus ambiguë que cela.

Questions Anne laure Farges et Grégory Marouzé 

JULIETA (DES ESPRITS)

Pedro Almodovar, l’homme qui aimait les femmes, revient avec Julieta à un magnifique portrait de mère et fille. Entre secret de famille, non dits, culpabilité et séparation, on attendait ce film depuis longtemps, trop longtemps. Car si l’on met entre parenthèses ses derniers films, Almodovar ne nous avait pas autant emballés depuis Parle avec elle en 2002.

Julieta la belle cinquantaine (Emma Suarez) s’apprête à quitter Madrid pour s’installer au Portugal avec son compagnon Lorenzo. Elle hésite sur les livres à emporter, n’a pas envie de racheter des livres qu’elle a déjà au risque de se sentir vieille. Pourtant comme lui dit Lorenzo elle ressemble au contraire à une gamine dans ses hésitations presque futiles.

Dans la rue elle tombe sur Bea une amie d’enfance de sa fille Antia. Bea lui donne des nouvelles d’Antia qu’elle vient de croiser par hasard. Julieta semble bouleversée et décide de ne plus partir. Elle déménage dans la rue qu’elle habitait avant et dans une longue lettre à sa fille, raconte la rencontre dans un train avec Xoan son père puis leur vie à trois dans un village de pêcheur avant le retour à Madrid suite à la disparition du père.

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L’étoffe rouge de Julieta dès le générique annonce la promesse tenue d’Almodovar, sa patte unique, ses décors singuliers et baroques, ses personnages border line et ses respirations entre la vie et la mort.
La jeune Julieta (Adriana Ugarte) est professeur de littérature antique. Dans un train elle croise un homme qui insiste pour lui parler, pour ne pas rester seul. Mais devant son regard inquisiteur, elle préfère s’exiler au wagon bar où elle rencontre Xoan. Cette nuit-là elle croise un cerf peu farouche, est témoin du suicide de l’homme qu’elle a délaissé dans son compartiment et rencontre l’homme de sa vie. Les ralentis appuyés et oniriques des scènes du train témoignent d’une réalité aussi belle que tragique, et qui présagent d’un futur drame.

Almodovar rentre à son tour dans le palmarès des plus belles scènes d’amour dans un train avec cette très belle séquence reflétée sur la vitre de Julieta chevauchant Xoan bercée par la cadence du train.

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Mais Xoan est marié à une femme dans le coma tout comme la Lydia de Parle avec elle. Almodovar aime bien tisser des liens entre ses personnages, les faire resurgir tels des fantômes. Cette dernière finit par disparaitre et laisser la place à Julieta déjà enceinte. Leur vie est heureuse et simple. Xoan pêche, Julieta s’occupe de leur fille Antia, rend visite à son père dont la femme est mourante (la souffrance des femmes chez Almodovar….). Antia grandit et Julieta aimerait reprendre son métier d’enseignante. La vieille Marian lui déconseille, comme si le seul fait de s’éloigner de son giron allait lui porter malheur. Prophétie ou sortilège ? Marian n’a pas tort et cette nuit là Xoan disparait en mer, ne laissant derrière lui que les souvenirs d’un mari et d’un père aimant et beaucoup de remords aux trois femmes de sa vie (Julieta, leur fille et Ava l’amie de toujours).

Madrid devient dès lors un refuge pour la mère et la fille. Alors que la première tente de survivre à cette disparition, la seconde porte ce deuil avec force et se rapproche de son amie Bea. Un jour pourtant elle quitte le nid, sans mot dire en quête de spiritualité et d’un ailleurs.

Le film pose ici la question de notre incapacité de parent à connaitre véritablement nos enfants. On a beau les aimer, les choyer, les aider à grandir, on ignore les doutes qui les assaillent, leurs peurs et leur besoin de partir loin de nous comme si l’idée même de filiation était le noeud du problème.  A force de se protéger mutuellement, on tait nos blessures pour éviter de propager une souffrance déjà contagieuse. Le seul “esprit“ salvateur de Julieta est Lorenzo (Dario Grandinetti) qui l’aime sans condition, sans question.

Julieta est un film sombre, fataliste qui condamne ses personnages à être expié de leurs fautes à l’instar d’une tragédie grecque.  Almodovar nous embarque comme Julieta dans un train en marche et semble nous dire que peu importe la destination, celle de départ annonce le chemin.

THEO ET HUGO DANS LE MEME BATEAU NOMME DESIR

Une rencontre dans un bar à baise gay, la montée du désir, l’orgasme, une balade de nuit dans l’est parisien, la peur de transmission du virus HIV et la naissance de l’amour. Tout ça en temps réel (ou presque).  Avec Théo et Hugo dans le même bateau, Olivier Ducastel et Jacques Martineau reviennent en beauté sur une histoire d’amour menacé de mort, dix huit ans après  Jeanne et le garçon formidable.
Un film qui donne envie de monter à bord de leur bateau nommé désir et d’aimer, baiser et vivre. Et de suivre de près ces deux garçons formidables que sont Geoffrey Couet et François Nambot !

Théo est nu dans un sex club comme tous les autres hommes autour. Tout le monde baise autour de lui, se suce, se caresse, s’enfile, s’embrasse. L’impact (le nom du sex club) sent bon le cul, le désir, le foutre. Rien de glauque au contraire, juste une ode à l’amour physique sur fond rouge et bleu (comme dans Pierrot le fou). Théo lui regarde un couple sur une estrade. Ou plutôt un homme qui d’emblée l’attire. Il se laisse embrasser par un type tout en gardant les yeux ouverts sur l’homme en question, Hugo. Un autre homme vient vers lui et il enfile un préservatif. Sur le rythme de musique electro, il le pénètre pendant qu’Hugo fait de même avec son partenaire.

Plan magnifique que ce close up sur leurs deux visages se rencontrant la première fois, chacun étant au dessus de partenaires devenus invisibles. Ils s’embrassent et se sourient. Frissons de la rencontre, du plaisir partagé et de la magie indicible qui s’appelle désir. De leurs baisers naissent des caresses. Théo et Hugo se goûtent, se reniflent, se découvrent. Théo pénètre Hugo. Plus fort demande Hugo. Cette baise relève d’un petit miracle. Ils savent tous les deux que quelque chose vient de se passer entre eux, au-delà de l’alchimie des corps, et d’une attirance qui les dépasse.

Il remontent s’habiller, sortent en silence et se retrouvent dans la nuit déserte loin des projecteurs rouges et bleus. Ils se suivent à vélo. Hugo dit à Théo qu’il a trouvé ça spécial entre eux, qu’il a aimé sa queue, qu’on peut d’ailleurs tomber amoureux d’une queue. Théo est d’accord, lui aussi a trouvé ce moment unique. C’est tellement vrai qu’il en a oublié de mettre une capote. Hugo panique. Il est séropositif. Après un coup de fil à Sida info service, Hugo escorte Théo jusqu’à l’hôpital pour un traitement en urgence. Théo est déjà loin, en colère contre lui, contre Hugo. Hugo le rejoint, il ne veut pas le laisser vivre ça tout seul.

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Alors que la nuit s’achève doucement, Théo et Hugo se racontent, s’inquiètent, courent comme pour fuir leur inexorable attirance, s’enlacent, se promettent une histoire d’amour. Théo et Hugo se mettent à s’aimer et le jour se lève.

Là où Hong Sang Soo raconte toujours les débuts de la rencontre amoureuse par les mots, les regards, les hésitations, Ducastel et Martineau racontent d’abord les corps dans une scène d’ouverture entêtante qui ressemble presque à un ballet. Pour ne pas oublier que pour s’aimer il faut d’abord se désirer. Beaucoup, à la folie parce qu’un jour peut être ce sera « pas du tout ». Parce qu’il n’y a pas de drôles d’endroits pour une rencontre, parce que seul compte ce qui suit, ce qui donne envie de prolonger l’instant, de le répéter à l’infini, de se lier à l’autre.

Le film évolue au rythme « réel » de l’errance nocturne de Théo et Hugo (on pense évidemment à Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda), entre la menace de la maladie et l’angoisse de la mort. Rien de tel pour se sentir encore plus vivants.

BADEN BADEN, un premier film déjà grand

Baden Baden c’est l’histoire d’une fille un peu garçonne qui s’est perdue en route. Elle sillonne, cherche son chemin et finit par prendre le cap direction Strasbourg, sa ville natale . Elle y retrouve son meilleur ami, son ex et sa grand mère pour qui elle se met en tête de transformer sa salle de bain. Baden Baden c’est l’histoire d’une fille qui soulève des montagnes (ou des baignoires), qui tangue et qui vacille, qui se laisse porter par le courant sans jamais dériver. Baden Baden c’est l’histoire d’une fille le temps d’un été.

Baden Baden de Rachel Lang

Ana est à bord d’une grosse voiture, elle conduit pendant que murmure dans l’ombre au téléphone l’actrice assise à l’arrière qu’elle escorte sur un tournage. La caméra ne lâche pas le visage androgyne et aux traits fins de Salomé Richard (épatante). Sa coupe (« de merde » s’amusent ses amis) informe et son air débraillé lui donne un air de désinvolture qui pourrait agacer si l’on n’était pas d’emblée touché par sa jolie présence. Ana n’est pas difficile. Elle enchaine les petits boulots, s’attelle aux taches qu’on lui affecte, se fait engueuler violemment par un régisseur sans moucher et accepte de porter une robe bien trop longue et trop fleurie quand on le lui demande. Pourtant elle ne manque pas de caractère et n’est en aucun cas résignée. Elle n’hésite d’ailleurs pas une seconde à garder la voiture de location du tournage pour rejoindre Strasbourg. Ana marche à l’instinct. Elle tâtonne, hume, se lance ou se recule, elle hésite pour mieux se jeter la tête la première, elle est en cela très animale. Un animal blessé. Les mots sont pour elle peu utiles, elle va droit au but, pas de détours poétiques dignes de son ex d’artiste contemporain.  Son meilleur ami Simon (Swann Arlaud qu’on adore) la comprend, traduit ses silences, ses rires. Sa grand mère (touchante Claude Gensac) aussi la comprend. Elle se jette dans les bras de Simon avec évidence, impulsion, comme si c’était normal. Quand elle revoit son ex, Boris (Olivier Chantreau et sa belle gueule de séducteur dangereux), celui-là même qu’elle a tenté d’oublier, elle hésite un peu. Pas longtemps. Puis l’embrasse avec fougue. Elle n’a pas la force de lutter contre ses envies, contre elle-même. Difficile aussi de lutter contre quelqu’un prêt à tout pour arriver à ses fins, y compris à jouer les amoureux épleurés ou à se jeter à l’eau.

Ana vit l’instant comme elle respire, casse la baignoire pour reconstruire une douche sans mode d’emploi. Même pas peur. Elle n’hésite pas non plus à embarquer un autre galérien sur son bateau pour l’aider à monter sa douche (formidable Lazare Gousseau) ou à poursuivre Amar le futur légionnaire sans attache pour avoir ses conseils de carreleur professionnel (et prendre de la force).

La caméra ressemble à son héroine, véritable « chat sauvage » indomptable mais pas craintif, elle suit les personnages dans leurs mouvements, devient subjective, discrète,  chancelante ou fixe, elle suit le pouls de Ana et ne quitte les visages que pour balayer la ville de Strasbourg ou les oeuvres de Boris.

Baden Baden c’est peut être aussi un film sur le choix de ne pas se choisir complètement, sur les doutes qui nous assaillent, sur l’inéluctable temps qui passe et souvent nous dépasse, sur les contradictions qui nous habitent, sur nos fragilités qui finalement finissent par nous rendre plus forts et finalement sur l’insoutenable légèreté de l’être.

Rachel Lang nous livre un premier long métrage (elle est déjà l’auteur de plusieurs courts récompensés) juste et touchant et nous embarque dans un espace sur la tangente.  Bonne nouvelle : le cinéma français a trouvé une formidable recrue qu’on ne manquera pas de suivre !