BERGMAN ISLAND ou la possibilité d’une ile

Il y a des lieux mythiques pour tout cinéphile. L’ile de Fårö où vivait et tournait Ingmar Bergman en fait évidemment partie. C’est justement là où nous emmène après l’Inde du sud du lumineux Maya, le dernier film de la talentueuse Mia Hansen Løve. Une histoire d’ombre et de lumière, de fantômes et de revenants, de territoire entre le cinéma et la vie.

Un couple de cinéastes part en résidence sur l’ile emblématique de Fårö écrire leur prochain film respectif : Anthony (Tim Roth) est un cinéaste adulé, plus âgé et plus confirmé que sa jeune compagne Chris (Vicky Krieps) dont on ressent immédiatement les questionnements (comment être femme et artiste ?), les doutes (vivre ou écrire ?), les tiraillements (Bergman, artiste génial ou écrasant ?) et qui nous apparait assez vite comme le double de la cinéaste. Ils logent dans la maison où a été tournée Scène de la vie conjugale ce que ne manque pas de souligner Chris (pour conjurer le sort ou annoncer l’inéluctable fin ?) et il leur faut trouver leur place dans ce décor chargé. Pour écrire, Chris s’installe dans un moulin mais la plupart du temps, sa place est dehors. Elle se promène, découvre l’ile sous toutes ses coutures, rencontre d’autres résidents et visite les lieux chers à Bergman. Il faut dire que l’ile est à la gloire du cinéaste suédois. Lieu de pèlerinage ou de safari bergmanien, les cinéphiles et cinéastes du monde entier aiment s’y retrouver. Cela pourrait être écrasant, tétanisant même, mais Chris va au contraire se libérer d’un poids et trouver sa voie, sa musique, son histoire. Impossible de ne pas y voir tous les accents autobiographiques distillés dans ce film comme dans le reste de l’oeuvre de Mia Hansen Løve.

Le scénario que Chris écrit porte sur l’ultime chapitre d’une histoire d’amour de jeunesse. Amy (Mia Wasikowska) et Joseph (Anders Danielsen Lie) s’aiment passionnément depuis leur adolescence. Ils se quittent, se retrouvent et se quittent à nouveau. Les années passent et le mariage d’une amie commune les réunit à Fårö le temps d’un week end. L’attirance est inévitable, l’amour encore présent. Mais leur vie a changé, et la distance de Joseph vient sonner le glas d’une relation vouée à l’échec. A la question du « pourquoi pas moi », Joseph répond « parce que c’est la vie ». Réponse fataliste, arbitraire mais aussi tellement juste et résiliente. Bergman Island raconte la solitude dans le couple, le déséquilibre amoureux, la difficulté d’écrire, et surtout le cinéma comme échappatoire. Mia Hansen Løve ose une mise en abyme habile et touchante où elle met en scène ses doutes et nous dit aussi tout ce que l’acte filmique a de salvateur. En traduisant notre imaginaire, le cinéma a le pouvoir de nous réparer et de nous émanciper.

« Parce que c’est la vie »

On assiste à la métamorphose de Chris, qui, sans le chercher vraiment, s’affranchit des hommes ou plutôt des fantômes qui l’entourent, à commencer par celui qui partage sa vie mais aussi, le fantôme de Bergman et celui de son amour de jeunesse. Ces fantômes planent mais jamais ne hantent. C’est là tout le talent de Mia Hansen Løve à s’approprier cette ile sans jamais essayer de calquer le maitre ni l’évincer. Plus qu’une âme errante, Bergman devient un compagnon discret qu’on ne cherche ni à égaler ni à écarter. Les films de Mia Hansen Løve sont solaires, plein de douceur, de mélancolie, de bienveillance et contiennent une part de vérité sur nos existences extraordinairement universelle. En cela, on a du mal à en sortir, on n’a pas envie qu’ils se terminent. Cela tombe bien, ses films n’ont jamais vraiment de fin.

CE SENTIMENT DE L’ETE ou comment survivre à l’absence de l’autre

Sasha vit à Berlin avec son amoureux Lawrence. D’une minute à l’autre, tout bascule quand Sasha s’effondre dans un parc en plein coeur de l’été. Ce sentiment de l’été défile sur trois années entre Paris, Berlin et New York et capture le temps qui passe, la vie qui continue après un deuil.
Un film d’une douceur mélancolique et d’une beauté solaire saisissante.

La famille de Sasha réunie à Berlin après le drame s’affaire à organiser au mieux le rapatriement du corps de leur fille. C’est une famille soudée, belle, pleine d’amour. On est loin des portraits de famille conflictuelle entre mesquinerie, remords, coups bas, culpabilité ou désamour. Ils pourraient presque énerver tant ils sont bienveillance et douceur. Tout comme Zoé (Judith Chemla), la soeur de Sasha qui n’est que sourire. La vie doit continuer et Lawrence (Andres Danielsen Lie, toujours aussi formidablement juste et touchant) finit par quitter Berlin. Son errance semble suspendue à un temps estival qui se déplace d’une grande ville à une autre. L’été suivant, Lawrence le passe à Paris et retrouve Zoé. Entre eux l’attirance est certaine, ils se comprennent, se ressentent, ont en commun cette figure disparue qui les relie à jamais. Puis vient New York, cité solaire, où le temps d’une escale, Zoé retrouve Lawrence revenu vivre dans sa ville.

Ce sentiment de l’été nous emmène avant tout dans ce qu’il y a de plus essentiel laissant de côté les sentiments inutiles, parasites comme l’amertume ou la colère. La vie suit son cours inexorable et chacun doit continuer sa route en acceptant de laisser le temps alléger leur peine . Si les accents rohmériens sont perceptibles dans le film de Hers, on ne retrouve pas la verve chère à Rohmer. Ici la place est moins aux mots qu’aux fils invisibles qui nous relient les uns aux autres et nous permettent d’avancer. Il y a tant d’amour dans ce film que c’en est renversant. Derrière les mots de rien, les blagues d’une mère à son fils, les questionnements d’un ami « grilleur de steak » dans un restaurant, le regard troublé de Ida ou l’approbation de Zoé en plein concert, se cachent les émotions indicibles, celles qui nous tiennent debout. Lawrence erre d’une ville à l’autre, croit ne pas pouvoir y arriver. Il ne sait pas encore que depuis tout ce temps, il n’a jamais quitté la route. Celle vers la vie.