Les Iles Caiman, Les Bermudes, Jersey, Guernesey, Genève, autant de destinations connues pour être les efficaces paradis fiscaux des grandes multinationales, recèlent près de 15% du patrimoine financier mondial. Le documentariste canadien Harold Crooks enquête dans le milieu de la finance et de l’économie et s’interroge sur le futur de nos démocraties. Un film percutant, palpitant et nécessaire.

Tout le monde connait plus ou moins le problème de l’évasion fiscale appelée aussi évitement fiscal. On en parle, on s’offusque et puis on passe à autre chose avec le sentiment de ne rien pouvoir faire étant donné qu’il s’agit d’un vol organisé et surtout légalisé. Mais connait-on vraiment les dessous de cette évasion, son organisation, son fonctionnement, les montants qu’elle représente et surtout les conséquences sur nos démocraties ? Prenant comme point de départ le livre de la journaliste et co-scénariste Brigitte Alepin, La crise fiscale qui vient paru en 2010, Harold Crooks construit son film comme une enquête aussi précise que passionnante. Il interviewe tour à tour des économistes, des financiers repentis, des spécialistes, des citoyens, mais aussi des « méchants » traders, dirigeants et banquiers. Les uns défendent l’état providence, donc la taxation qui permet à tous d’avoir accès à des services publics alors que les autres ne défendent que leur propre intérêt qui demeure somme toute assez incompréhensible tant ils amassent des sommes vertigineuses. Comme dit une femme d’Occupy Wall street « en tant qu’infirmière je pense sincèrement qu’ils ont des problèmes mentaux » car sinon comment justifier de vouloir gagner autant d’argent quand le reste du monde survit aussi difficilement ? Rappelons ce chiffre d’Oxfam qui annonce qu’en 2016 les 1% les plus riches de la planète possèderont davantage que les 99% autres. On se dit alors que cette guerre contre l’exil fiscal doit être drôlement complexe étant donné le ratio. Comment est-il possible que 99% des gens subissent la folie d’accumulation des 1% restants ? La réponse prend sa source au Royaume Uni accusé dans le film d’être le centre névralgique de cette évasion pour des raisons historiques (25% du patrimoine londonien est détenu par un cartel de financiers et investisseurs et ce depuis longtemps). Ces mêmes investisseurs gouvernent à eux seuls le monde et les politiques (dont on nous rappelle qu’ils ne sont que des pantins incapables d’influer sur de grandes décisions, le pouvoir appartenant évidemment à ceux qui possèdent le plus d’argent). A ce moment-là on pourrait se dire que tout est foutu car comme dit Jeremy Irons dans Marging call de JC Chandor (diffusé hier soir sur Arte), les crises financières ont toujours existé à un rythme soutenu mais n’ont jamais empêché les spéculations de renaitre, de continuer pour le meilleur et surtout pour le pire. Avant d’ajouter « L’argent ce n’est rien, c’est juste virtuel ».
Brigitte Alepin compare notre époque à celle de la révolution française où seul le tiers-état payait ses taxes, la noblesse en était exempte. Aujourd’hui ce sont les multinationales qui ont remplacé la noblesse d’hier. Ce qui nous amène vers la véritable conséquence de cette évasion : la fin de nos démocraties. Thomas Piketty n’est pas le seul à nous expliquer ce système en entonnoir qui plonge nos sociétés dans la crise. Les milliards de bénéfices s’envolent au soleil (ou dans la grisaille des iles anglo-normandes), fragilisent l’état providence et donc le bien commun, et contribuent à augmenter les taxes des citoyens déjà acculés tout en ne créant pas d’emploi ni de richesse pour la collectivité. Le parallèle est frappant avec l’essor de l’économie numérique qui réalise d’énormes bénéfices au profit d’une poignée d’employés (Instagram emploie 13 personnes et a été vendu un milliard de dollars à Facebook).
Facebook comme Google, Amazon ou Apple fait partie de ces évadés sans peur ni morale (finalement sans toit ni loi). On assiste d’ailleurs avec un demi-sourire (cela en devient presque drôle) lors du comité parlementaire britannique d’Amazon au témoignage du directeur financier qui refuse de dévoiler de façon publique les montants perçus par pays. Ou encore plus drôle, l’un des dirigeants de Google qui se targue de payer six millions de taxes en Angleterre et se défend en expliquant que la valeur économique de Google est le résultat de ses servives produits par l’informatique (et donc sans lieu désigné de son activité). Ce à quoi la présidente du conseil rétorque « Et que produit-on aux Bermudes alors ? ». La réponse est accueillie par un sourire figé…
Une deuxième explication de la difficulté à résoudre l’évitement fiscal réside dans le rapport au temps. En ce sens, le début du film est très parlant. On découvre un ciel menaçant traversé par des nuages noirs qui défilent de plus en plus vite. Un spécialiste nous explique que la durée de détention d’une action est passée de plusieurs années à quelques millièmes de secondes. Il est impossible de contrôler tous ces échanges, de la même manière qu’il est impossible de contrôler ces sommes transférées dans les paradis fiscaux. Elles ne s’y trouvent pas « physiquement », l’argent est immédiatement investi ailleurs et ne cesse de voyager (le « sans toit »). On est face à un système d’une ingéniosité machiavélique à qui seule une solution globale pourrait mettre fin. C’est en quelque sorte un peu identique au problème du réchauffement climatique. Tant que tous les pays ne se mettront pas d’accord pour réguler de façon globale le problème de la fiscalité, celui-ci continuera d’exister. Ces évadés ont en effet une arme lourde : la menace de quitter leur pays avec tous leurs capitaux.
En attendant cet accord planétaire qui risque de prendre encore son temps, certains préconisent la solution de la taxe « robin des bois » (comme ATTAC) qui consiste à prélever une infime taxe sur chaque transaction et qui pourrait générer des milliards au profit de tous (histoire de changer un peu). Mais si cette taxe est soutenue par plusieurs politiques comme Bill Clinton, elle est encore loin d’être approuvée par tous.
Au final, on sort du film non pas abattu (il reste quand même l’espoir d’un monde meilleur) mais on ne peut s’empêcher de penser à ceux comme Margaret Thatcher ou Ronald Reagan qui ont contribué à légiférer ce système à grande échelle. Je revois encore ce plan de Ronald Reagan en train de danser avec sa femme Nancy. C’est sûr que pour cette poignée de personnes, la vie est douce.