LES IDOLES de Christophe Honoré, à la vie à la mort

Hier soir le Tandem de Douai a ressuscité un temps les idoles de Christophe Honoré tous disparus trop tôt du sida : Jacques Demy, Hervé Guibert, Bernard Marie Koltès, Jean-Luc Lagarce, Serge Daney et Cyril Collard. Retour sur un spectacle magistral.
(c) Jean Louis Fernandez

Un mur d’enceinte sur la gauche, une affiche avec écrit « rêver », des micros éparpillés et six personnages en scène. La voix d’Honoré se fait entendre :

« (…) Je n’ai plus vingt ans. Aujourd’hui, j’aimerais évoquer ces jours étranges… Comment durant quelques années, ceux que j’avais choisis comme modèles pour ma vie, mes amours, mes idées se rangèrent tous du côté de la mort. Comment le Sida brûla mes idoles. Je n’ai plus vingt ans et j’aimerais faire un spectacle qui raconte le manque mais qui espère aussi transmettre. Un spectacle pour répondre à la question : Comment danse-t-on après ? »

Christophe Honoré raconte comment tout a commencé, de ses études à Rennes à son arrivée à Paris où il découvre Jours étranges du chorégraphe français Dominique Bagouet (également mort du sida). Le premier des 15 fragments, représentant les 15 étapes de la maladie, démarre sur When the music’s over des Doors.  Nous sommes en plein dans les années sida et on ne sait pas encore grand chose de ce mal. Rock Hudson fut même contraint de dépenser 250 000$ pour affréter un boeing et rentrer aux Etats Unis, tout le monde craignant d’attraper sa maladie qu’il venait de révéler.

Jean Luc Lagarce se lance le premier. Il plaisante sur le fait qu’en apprenant l’existence de cette maladie, il savait qu’il n’y échapperait pas et reprenant le titre de Kylie Minogue I should be so lucky, il semble un peu conjurer le sort.  Les autres personnages prennent le relai. Sauf Jacques Demy campé par  une époustouflante Marlène Saldana perchée sur de hauts talons et presque nue sous son manteau de fourrure. Demy reste dans son coin, observe. « Pourquoi t’es resté dans le placard, pourquoi tu n’as rien dit ? », lui reproche Hervé Guibert (parfaite Marina Fois). « J’avais une vie de famille et puis je ne suis pas comme Guibert, je ne fais pas de ma maladie mon commerce ». Dans cet échange imaginaire, les idoles règlent aussi leurs comptes. C’est drôle, tendre, émouvant, piquant. Honoré rêve cette conversation et fait ressurgir une époque pas si lointaine qui réveille nos propres souvenirs de jeunesse, l’époque où nous aussi on lisait Guibert, on allait voir les pièces de Koltès et de Lagarce, on regardait en boucle les films de Demy. Daney, pour ma part, ce n’est que plus tard que je le découvris. Quant à Collard, j’ai fait partie des premières groupies du film (que je n’ai jamais souhaité revoir, certaine d’être déçue) et je connaissais par coeur le discours de Romane Borhinger à sa remise prix du meilleur espoir féminin. Les idoles sont donc aussi les notres.

Jacques Demy sort soudain de l’ombre et se met à chanter et danser les Demoiselles de Rochefort. C’est sa manière à lui de se raconter, de pousser un cri muet. Plus tard dans la pièce, Honoré rendra d’ailleurs un hommage très émouvant, à Demy, à son cinéma, à Nantes où Honoré rendait visite à sa famille. Dans une chorégraphie des corps très rythmée, les six idoles évoluent, se frottent, s’engueulent, s’enlacent.  Chacun tour à tour se raconte, évoque ses amours, sa maladie, ses désirs, ses rêves brisés par une mort certaine, ses chers inconnus qui les chérissent. Comment le dire à nos proches ? Comment raconter la maladie ? Guibert évoque la très belle lettre de son père, puis seul sur scène s’adresse à Muzil alias Michel Foucault dans un monologue repris de son roman A l’ami qui ne lui a pas sauvé la vie. Marina Fois prête sa voix aux mots de Guibert nous laissant tétanisés. Demy prépare des crêpes pendant que Koltès se rêve en Travolta. Daney aussi aurait bien aimé faire un bon Travolta. Cyril Collard, lui, rejoue la cérémonie des césars et vient récupérer ses prix. A quelques jours près, c’eut été possible. Et après ? « Je m’en fous de la postérité ! », s’exclame Koltès.

Tout l’univers pop d’Honoré est posé là, et l’on s’y balade avec le même plaisir que dans ses films ou ses autres mises en scène. Les personnages (et les acteurs tous formidables) entre désir boulimique et mort imminente, nous font nous sentir terriblement vivants, peut être aussi parce qu’ils continuent de vivre en nous. Christophe Honoré avait déjà évoqué la génération sida dans son merveilleux Plaire, aimer et courir vite. Ici en ressuscitant ses idoles, c’est un peu de nous-mêmes qu’il ressuscite.

Au fil de ces 15 fragments, les idoles marchent doucement vers leur mort, finissent par disparaitre du tableau et à la question initiale du spectacle, « Comment danse-t-on après ? » répond ce geste scénique déjà entrepris par Honoré dans Nouveau roman : un geste d’amour fou.

PLAIRE, AIMER ET COURIR VITE, l’hymne à l’amour de Christophe Honoré

Hier, Cannes fut une plongée étourdissante dans les années 90, les années sida, une ode à l’amour sous toutes ses formes, aux gens qui doutent, qui tremblent et qui paniquent. Hier, Cannes était sous le signe  d’un cinéma générationnel qui fait du bien à l’âme, d’un cinéma qui nous plait et que l’on aime tellement qu’on a envie de courir vite pour le découvrir. Hier, Christophe Honoré, à qui l’on doit déjà de très beaux moments de cinéma, n’en déplaisent à ses détracteurs, présentait son dernier film en compétition PLAIRE, AIMER ET COURIR VITE et c’est une merveille.

Dès le générique le décor est planté. Un Paris vif, rapide, kaléidoscopique. Des personnages qui se mêlent sans s’être encore rencontrés. Et puis la caméra se pose sur Jacques, écrivain atteint du sida. Il vit au-dessus de chez Mathieu, journaliste homo plutôt ronchon mais pas mauvais bougre. L’ami de toujours. Jacques doit travailler, n’importe quoi lui ira pourvu qu’il n’ait pas à réfléchir. Invité en Bretagne autour d’un de ses livres, il rencontre Arthur étudiant rennais qui ne sent pas la crêpe au citron comme Gregoire Leprince Ringuet dans Les chansons d’amour. Il sent plutôt le chouchen, le vent de liberté, le poète Whitman et l’amour décomplexé. Arthur aime les hommes mais ne tombe amoureux que des femmes. Pourtant, il sent qu’avec Jacques ses sentiments l’emportent. Jacques de son côté se sait condamné et ne veut ni souffrir, ni s’emballer ni faire souffrir. Dilemne de la sagesse versus la fougue de la jeunesse. Entre eux rien d’impossible si ce n’est un compte à rebours inéluctable. Mais comment s’aimer quand on doit s’aimer vite ?

S’il y a un cinéaste en France dont le coeur flanche entre Godard et Truffaut, entre Demy et Eustache, c’est bien Christophe Honoré qui, depuis Ma mère ou Dans Paris jusqu’aux Métamorphoses, a toujours oscillé entre les genres, s’est même parfois un peu réfugié derrière une certaine frivolité faussement assumée. Avec Plaire, aimer et courir vite, Christophe Honoré devient au générique à l’instar de tous ses techniciens “Honoré“ tout court et c’est peut être dans ce film qu’il s’accorde à son tour à faire ce qui lui plait. Pour le meilleur. Car Plaire, aimer et courir vite est aussi son film le plus personnel.

Comment ne pas voir en Arthur, étudiant breton et cinéaste en devenir qui se cherche sexuellement  un double d’Honoré ? Le film nous plonge dans les années 90, les années sida et rappelle en cela le film de Robin Campillo 120 battements.  La comparaison s’arrête pourtant là, le film d’Honoré dressant avant tout le portrait d’un amour condamné, très 19ème (siècle pas arrondissement !) qui flirte davantage du côté de Truffaut et évoque d’autres films générationnels plus récents tels le mélancolique Eden de Mia Hansen Love ou Théo et Hugo dans le même bateau de Ducastel et Martineau pour son traitement du désir comme préliminaire à l’amour. Mais au-delà des références générationnelles, de la bande son fabuleuse (Les gens qui doutent  d’Anne Sylvestre à Massive Attack ou Marrs), Plaire, aimer et courir vite fourmille de clins d’oeil, de Hervé Guibert en photo chez Arthur à Querelle de Fassbinder en passant par l’éblouissante et atemporelle Isabelle Huppert (qu’Honoré a fait tourner dans Ma mère) dont on aperçoit la silhouette sur l’affiche d’Orlando à l’Odéon ou Koltès cité par un ami d’Arthur (« la vraie et terrible cruauté est celle de l’homme qui rend l’homme inachevé… »). Honoré se révèle derrière chacun de ces clins d’oeil et semble affronter sa propre histoire sans détour. Les liens au sein de sa filmographie sont pourtant évidents et Jacques pourrait être le grand frère d’Ismael (Les chansons d’amour), Arthur celui d’Erwann ou de Jonathan (Dans Paris). Les personnages de Christophe Honoré ont en effet en commun de se plier à leur désir pour mieux le repousser ou l’embrasser. Le désir comme prémisse de l’amour,  comme vecteur de la vie.  Ce n’est plus seulement le désir qu’il interroge, fragile et éphémère, déchirant ou léger mais le moment de bascule, l’urgence qui ressemble à une baise dans des chiottes pour reprendre les mots sous chouchen d’Arthur qui préfère se sentir vivant coûte que coûte.

Au-delà de la sexualité crue, Honoré filme les corps d’avant et après l’amour, dans les draps blancs ou la baignoire bleue, quand les êtres se retrouvent face à eux-mêmes. Vincent Lacoste n’a jamais été aussi attirant, s’élançant dans l’amour comme dans Paris, sans foi ni loi, du haut de sa belle jeunesse qui découvre l’amour au masculin pour la première fois. Quant à Pierre Deladonchamps, magnifique dans ce rôle, il incarne de son large sourire à sa sage résignation un Jacques tout en nuances. Et comme chez Honoré il n’y a jamais deux sans trois, Denis Podalydès rejoint ce duo et est à son habitude absolument formidable. Les scènes à trois sont d’ailleurs parmi les plus réjouissantes et ouvrent un épilogue très émouvant.

Plaire, aimer et courir vite est aussi un film sur la transmission, sur ce qu’on laisse derrière soi et qui construit les autres. Il y a les auteurs souvent cités bien sûr (Christophe Honoré est aussi écrivain et on le sent dans ses dialogues), les « grands frères », les amants perdus, et les doutes qui assaillent qui nous font faire demi tour ou ne pas décrocher le téléphone, les lits qu’on déserte. Et il y a l’enfant de Jacques, Loulou qui sera un jour peut être fier de son père (« même si c’est con de dire ça ») et les femmes, en retrait dans ce film, gardiennes bienveillantes, compréhensives, généreuses, présentes.

Filmé dans une lumière bleue onirique (sublime photographie de Remy Chevrin), le dernier film de Christophe Honoré est sûrement sa plus belle histoire d’amour.

 

TROIS NUITS AVEC CHRISTOPHE HONORE

« Un voyage au doux pays de Christophe Honoré à travers des installations vidéos reprenant les scènes de ses films cultes, des lectures par des acteurs de pièces de théâtre ainsi que du roman « Le Livre pour enfants » de Christophe Honoré, des performances sensuelles, une cantatrice, des crêpes aux couleurs bretonnes, des envolées survoltées avec des concerts et des DJ sets envoûtants, des lives , le tout dans une atmosphère lunaire, entre fiction et réalité ».  Voilà de quoi réjouir tous ceux qui aiment le cinéaste, écrivain, metteur en scène, dramaturge et scénariste Christophe Honoré qui s’installe pour trois soirs les 9, 10 et 11 février au Club Salò (successeur du Social Club) dans le 2ème arrondissement de Paris. Retour sur ce touche à tout aussi fécond que talentueux.

Christophe Honoré, un breton qui sent la pluie, l’océan et les crêpes au citron

Né dans le Finistère, Christophe Honoré commence très jeune à écrire et se fait rapidement remarquer pour ses romans jeunesse percutants et pour son premier roman, L’infamille qui le fera connaitre. En 1995, il quitte sa Bretagne natale et s’installe à Paris. Il devient critique pour Les Cahiers du cinéma et rédige un article polémique sur un certain cinéma français qui « l’emmerde » et qu’il juge moralisateur et complaisant (il s’adresse notamment à Robert Guédiguian et Anne Fontaine qui viennent de remporter un succès public avec Marius et Jeannette et Nettoyage à sec). On l’aura compris, Honoré n’a pas sa langue dans sa poche.

Ancien étudiant en Lettres et cinéma, il réalise un premier film 17 fois Cécile Cassard en compétition à Cannes (Un certain regard) avant de s’attaquer à l’adaptation ambitieuse d’un livre de Bataille. Ce sera Ma mère ou l’histoire incestueuse entre Isabelle Huppert et son « fils » Louis Garrel (qui deviendra son acteur fétiche). Le résultat est puissant, subversif et étonnant. Mais ce n’est qu’en 2006 qu’il déploie davantage ce qui nous touche dans son cinéma, mélange d’impertinence subtile, d’effronterie, de mélancolie euphorisante, avec peut être son plus beau film, Dans Paris avec Romain Duris, Joanna Preiss et l’irrésistible Guy Marchand. Un grand cinéaste est né, loué comme un des héritiers de la Nouvelle Vague. Christophe Honoré ne rentrera pas pour autant dans une case et continue de nous surprendre en passant de la comédie musicale à l’adaptation littéraire avec La belle personne (adaptation contemporaine de La princesse de Clèves avec Louis Garrel et Léa Seydoux, et clin d’oeil à Nicolas Sarkozy qui avait jugé l’oeuvre désuette) et tout récemment Les malheurs de Sophie. Il mêle les genres mais s’affirme déjà par un style singulier.

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Bien avant Lalaland…

A l’instar du duo Olivier Ducastel et Jacques Martineau, Christophe Honoré revisite à son tour la comédie musicale avec Les Chansons d’amour et Les biens aimés. Lui préfère parler de « films à chansons » que de comédies musicales. Ses films évoquent souvent la rupture (amoureuse ou d’anévrisme), l’errance, la famille, l’amour sous toutes ses formes, et derrière une certaine gravité thématique dégagent une légèreté, une désinvolture fragile et enchanteresse qui le rapprochent parfois d’Alain Resnais.

Les Chansons d’amour déclinent l’amour à deux, à trois, entre hommes et femmes jusqu’à ce que l’une d’entre eux meurt brutalement. Comment se reconstruire, comment croire encore à l’amour, à la vie après le deuil ? Alex Beaupain, l’ami et compositeur de toujours créé une partition sur mesure pour ce film. Ce n’est pas leur première collaboration puisque déjà il faisait chanter Grégoire Leprince-Ringuet dans La belle personne et Romain Duris et Joanna Preiss dans Dans Paris (« Avant la haine »). Honoré réalisera un deuxième film chanté avec Les Biens aimés qui met en scène Catherine Deneuve et Chiara Mastroianni dans une fresque familiale des années 60 à nos jours. Le cinéaste aime bien traverser les époques, extraire l’essence des rapports humains pour la retranscrire dans un autre espace temps et, loin d’un souci naturaliste, prouve, s’il est besoin, que l’amour est universel et atemporel.

Entre temps, Christophe Honoré réalise deux autres films, Non ma fille tu n’iras pas danser qui offre (enfin) un magnifique premier rôle à Chiara Mastrioanni et Homme au bain avec l’acteur porno gay François Sagat. Avec Non ma fille… le réalisateur de retour en Bretagne, signe un portrait poignant de femme perdue entre deux hommes et une famille aimante mais étouffante. Entre justesse réaliste et conte onirique, Non ma fille… glisse une fois de plus vers une universalité saisissante.

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Victor Hugo, le Nouveau Roman, Ovide et les autres

Christophe Honoré entretient une longue histoire avec le théâtre. Il est l’auteur de plusieurs pièces et en 2008, invité par le Festival d’Avignon, il met en scène Angelo, tyran de Padoue de Victor Hugo. Au théâtre aussi il retrouve ses acteurs fétiches : Clotilde Hesme (Les Chansons d’amour) et Martial di Fonzo Bo (Non ma fille...) et étonne encore. D’abord pour le choix de cette pièce peu connue d’Hugo, mais aussi par sa mise en scène sur trois niveaux (grâce à un système d’échafaudage ingénieux) qui permet de déstructurer la scène et recadrer les corps « comme au cinéma ». En 2012, il met en scène Nouveau roman au Théâtre de la Colline et ressuscite les écrivains emblématiques de ce mouvement littéraire, dans un spectacle d’écrivains qui s’invente au fil du jeu et qui convie aussi de « vrais » écrivains à sa troupe d’acteurs fidèles (Ludivine Sagnier, Isabelle Huppert ou Anais Demoustier).

Christophe Honoré n’a peur de rien, pas même d’adapter le poète latin Ovide et ses Métamorphoses en 2014. Le résultat très poétique et sensuel met en scène des acteurs inconnus où dieux modernes tombent amoureux de jeunes mortels. De quoi nous prendre à nouveau à rebrousse poils là où on l’attend le moins. On retrouve pourtant derrière ces récits mythologiques sa « patte » gracieuse et organique.

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Que ce soit par le biais de romans, de films, de théâtre ou même récemment d’opéra lyrique, Christophe Honoré semble finalement nous dire que l’art n’a pas de frontières ni dans sa forme ni dans ses thèmes, et s’il est souvent marqué chez lui d’un Paris fantasmé ou d’une nature magnifiée, il nous traverse, nous dépasse, nous révèle et parfois même nous métamorphose.