BACK HOME

Un père se retrouve avec ses deux fils dans la maison familiale au moment où une grande exposition vient consacrer le travail de sa femme, photographe de guerre disparue dans un accident de voiture trois ans auparavant. Entre évocation, souvenir, deuil, crise familiale, mensonge et fantasme, Back home est un formidable tableau sur la complexité de l’âme humaine, sur ce que l’on donne à voir et ce qu’on est vraiment. Un film signé Joachim Trier.

Dans son premier film Nouvelle donne, Joachim Trier se penchait déjà sur les vies parallèles de deux amis écrivains qui envoient leurs manuscrits au même moment, l’un devient célèbre, l’autre non. A quoi tient le succès, la reconnaissance ? N’y a t-il pas un sentiment d’usurpation derrière tout ça ? D’illégitimité ? Le succès rend-il heureux ? Autant de questions que l’on retrouve en filigrane dans Back home.

Le film démarre sur l’arrivée au monde de la fille du fils ainé, Jonah (Jesse Eisenberg), ses petits doigts serrés autour de l’index de la maman épuisée filmés par une caméra fluide, un peu chancelante aussi comme les parents émus. La naissance de la fillette arrive au moment où une exposition consacrée à Isabelle (Isabelle Huppert) sa grand mère disparue, se monte à New York avec l’aide de son ancien collaborateur Richard. On comprend peu à peu que l’accident de voiture n’était pas fortuit mais un suicide déguisé. Seul Conrad, le deuxième fils adolescent, l’ignore. Le père (Gabriel Byrne) démuni par l’impossibilité de communiquer avec Conrad, tente en vain de lier contact avec ce dernier, de lui parler avant qu’un papier consacré à Isabelle ne dévoile au grand jour une vérité qui risquerait de le fragiliser davantage. Conrad est un garçon difficile à cerner, qui passe son temps à errer seul ou à jouer à des jeux vidéo. Gene son père s’est même créé un personnage pour communiquer avec son fils de façon virtuelle avant de se faire éliminer en deux secondes par l’avatar de Conrad. Il est même assez inquiétant, et ses silences comme son attitude laissent croire qu’il est le parfait candidat d’un passage à l’acte. Pourtant quand Jonah essaye de discuter avec lui, il obtient à défaut d’une réponse, un texte où il se décrit. « Bizarre mais super intéressant » selon Jonah. Ce texte n’est pas seulement l’inventaire d’un j’aime/ j’aime pas visant à se démarquer mais plutôt la preuve qu’on est bien autre chose que ce que ce qu’on donne à voir. Chacun fantasme sur l’autre, transfère sur lui ses peurs, traduit ses gestes selon sa propre vision. Incommunicabilité ou communication immanquablement faussée ? Joachim Trier filme les différents points de vue, comme dans cette scène où Gene suit Conrad et le voit errant seul, se dirigeant au cimetière et se jeter sur une tombe inconnue. On se dit comme le père que le fils va mal et que son attitude est pour le moins déconcertante. Conrad racontant cette même scène à son frère, lui explique, qu’ayant remarqué que son père le suivait, il s’est jeté sur la première tombe devant lui, ne trouvant pas celle de sa mère. Le cinéma comme la vie est question de regard.

Joachim Trier filme tous les temps sur le même plan de façon sensorielle. Il mêle les temps présents, ceux du souvenirs, du fantasme (comme la scène de l’accident qui laisse place à l’imaginaire « pour trouver une raison, un coupable ») dans une construction kaleidoscopique atteignant ainsi la réalité complexe de notre pensée fragmentée. Nous vivons les uns les autres côte à côte comme une somme d’individus reliés mais pas toujours connectés. Que comprenons nous de l’autre, de sa dépression, de son travail, de ses aventures ? Dans une très belle scène, Isabelle se questionne sur la légitimité de son travail, photographier le pire « parce que ces gens là sont dans une telle détresse que cela devient possible de le faire ». Doit-elle les photographier comme ils le feraient eux-mêmes s’ils devaient raconter leur histoire ou doit-elle raconter une histoire plus universelle quitte à mettre au second plan les personnes devant son objectif ?

Back home est un film sur notre place dans le monde, difficile à trouver même quand on est entourés des gens qu’on aime. Isabelle n’a jamais trouvé sa place au sein de sa famille, peut être aussi parce qu’elle ne sentait pas qu’ils avaient besoin d’elle.
Jonah, lui, semble le plus équilibré et pourtant la situation s’inverse quand il revient « chez lui ». Il regarde les photos de sa mère, découvre une femme qu’il ne connaissait pas et préfère mettre à la corbeille cette partie inconnue qui vient le déranger au moment même où il retrouve un amour de jeunesse et qu’il a du mal à quitter cette banlieue new yorkaise pour retrouver sa jeune épouse et son bébé. L’autre réveille en nous nos propres peurs, nos propres démons.

Le film de Trier a de nombreux niveaux de lecture tout comme cette scène où Conrad se souvient que sa mère lui apprenait à changer de cadre pour changer d’histoire. Ainsi une photo coupée en deux devenait un homme tenant par la main une fillette évoquant toute la douceur qui les unit. En entier la même photo révèlait le visage d’Adolf Hitler.

Si l’on peut reprocher à Back home un peu trop d’effets de stylisation et qu’on lui préfère son précédent Oslo 31 août, le film reste néanmoins un très beau film sur l’inéluctable solitude des êtres et ce qui les unit pour le meilleur et pour le pire.

MIGUEL GOMES LE MAGICIEN DES 1001 NUITS

Ce soir était projeté en avant première un peu partout en France le volume 3 des Mille et une nuits de Miguel Gomes, L’enchanté, pour les plus impatients comme moi, déjà transportés par les deux premiers volumes. Les Mille et une nuits, c’est le projet fou d’un film tourné pendant 14 mois et qui « n’est pas une adaptation des Mille et une nuits mais s’inspire de sa structure » comme nous le rappelle un bandeau au départ.
On savait déjà que Miguel Gomes aimait mélanger les genres, brouiller les frontières. Là, il va encore plus loin. Et c’est magique.

 

Depuis ses premiers films, Miguel Gomes aime brouiller les pistes, abattre les frontières entre fiction et documentaire et raconter des histoires en conjuguant à tous les temps. Avec sa trilogie, Gomes dépasse ses propres frontières et l’on sent un aboutissemment presque souffrant de l’essence de son art qui se frotte à l’imaginaire comme au réel. Il annonce dès le départ s’être inspiré d’évènements entre juillet 2013 et aout 2014 où son pays a subi la crise très durement et où bon nombre de portugais se sont appauvris. Film politique ? Pas vraiment mais acte engagé pour réhabiliter tous les invisibles anonymes porteurs d’histoires, sûrement.

Gomes réinvente les histoires que raconte chaque nuit Shéhérazade au roi de Perse pour sauver sa peau. On bascule d’un temps à un autre sans aucune autre cohérence que celle du récit anachronique où se côtoyent des personnages fictifs et anciens à des personnages contemporains bien réels. Ainsi découvre-t-on des personnages venant de « L’antiquité du temps » nommés Paddleman. Gomes mêle donc les époques, les récits, les mythologies et les coutumes, les inventions et les faits réels, les narre en les plaçant au même niveau brisant ainsi l’idée d’une hiérarchie dans l’Histoire. Peu importe qu’ils aient existé ou non, qu’ils soient réels ou fictifs, contemporains ou antiques, toutes les personnes sont importantes du fait même qu’ils portent en eux    leur histoire. Et en cela le film devient réellement politique. Il mélange les acteurs professionnels et les amateurs, filme les animaux (le chien palmé Dixie, le Coq qui philosophe) au même plan que les humains. Seuls sont ridiculisés les hommes de pouvoir contraints à une érection permanente et honteuse. Les récits fusionnent, se complètent, se réflètent dans un jeu de miroir exactement comme dans Les Mille et une nuits.

De ce récit labyrinthique et borgien nait la magie du grand cinéma, celle d’un temps déconstruit, d’une invitation à la contemplation et d’une plongée baroque d’un délire humaniste. Car oui, il y a de l’humanisme dans ce film à donner la parole à tous ces héros du quotidien portugais souffrant de la crise, de la précarité, des injustices sociales. Miguel Gomes en fait des figures de conte au même titre qu’Aladin ou Sinbad le Marin.

Il faut voir ces hommes errer près des chantiers navals en décomposition, ces Magnifiques frappés par le chômage raconter leur survie quotidienne, ces pinsonneurs en banlieue de Lisbonne passant des heures à enregistrer le chant des oiseaux pour les « retourner » et gagner le concours annuel du plus beau chant. Les mots sont vains et Gomes sait aussi laisser place au silence et aux respirations entre les plans. Il alterne les scènes de foule, d’euphorie enchanteresse, de manifestations avec des scènes en solitaire comme la fugue interminable de Simao « Sans Tripes ».
Parfois on s’ennuie un peu et c’est bien aussi. Ca laisse la place au spectateur de projeter son propre imaginaire, ses propres histoires pour se mêler encore davantage à cette grande Histoire collective de comédie humaine.

Il faut voir les trois volumes pour être rattrapés par les précédents. Hier en sortant de L’enchanté, je repensai soudain à l’homme qui tous les ans décore le sapin de Noel de sa ville parce qu’il est le seul à être capable de grimper si haut pour illuminer l’arbre. Une seule fois, il participa à l’inauguration de l’illumination et en fut tellement ému qu’il s’effrondra en larmes et ne put jamais plus être présent les années qui suivirent. Je repensai aussi à l’exterminateur de frelons qui ingénieusement avec les moyens du bord eut raison du nid menaçant.

Gomes ne fabrique pas du beau en se regardant filmer, il le capture comme un pinson et le laisse chanter tout seul. Gomes est un magicien, un alchimiste, un pinsonneur ou seulement juste un homme qui sait regarder les autres avec amour.