RENDEZ-VOUS GARE DE L’EST

Une femme seule en scène raconte son quotidien entre son travail, son mari, ses petites nièces et sa folie. Pour ce spectacle créé à la Comédie de Reims en 2013 et repris en 2015 aux Bouffes du Nord, Guillaume Vincent a enregistré ses échanges avec une femme atteinte de maniaco-dépression pendant six mois lors de leurs rendez-vous Gare de l’est. La retranscription du texte traduit les ressorts mêmes de la dépression et dresse le portrait d’une femme dans son  intimité, ses questionnements et l’emprise de la maladie.

La femme  a environ 30 ans. Elle est mariée à un homme doux et aimant. Il s’appelle Fabien et elle l’aime plus que tout au monde. Car Fabien la comprend, la connait. Oh bien sûr ce n’est pas simple tous les jours. Faut dire que la dépression altère drôlement la libido. Elle, elle préfère les câlins. Elle travaille dans un magasin de déco. Elle aime bien ce qu’elle fait, surtout les enfants qui accompagnent leurs parents. Elle adore les enfants, en particulier Elisa sa petite nièce. Ca lui fait peur aussi. Ca lui rappelle qu’elle aura du mal à en avoir. Oui à cause des médicaments. Il lui faudrait arrêter le traitement et ça, elle en est incapable. Elle avale des tonnes de médicaments pour rester de debout et ne pas succomber à sa folie. Elle en rit aussi même si elle a pris beaucoup de poids. Un jour, elle s’est retrouvée à Sainte Anne, attachée, c’est horrible d’être attachée, surtout les poignets, on ne peut rien faire. Aujourd’hui, elle préfère décider seule de son internement, parce qu’on ne le sait pas, mais seule la personne commanditaire de l’hospitalisation a le pouvoir d’y mettre fin. Ce qu’il se passe au moment du basculement… c’est compliqué à expliquer, on le sent dans tout son corps, on imagine des choses, on se sent partir… et puis parfois on parvient à remonter à la surface.

Elle va mieux, elle le sent. Elle a diminué le traitement. Peut être même qu’elle va faire un enfant avec Fabien. Sa mère est de passage à Paris, elle va essayer de la voir, d’être forte et de l’écouter se plaindre. Sinon, elle s’est fait virée à cause de la petite stagiaire, enfin pas vraiment à cause d’elle, à cause de sa dépression aussi. Depuis, Fabien lui parle moins, il n’y arrive plus. Elle ne recherche pas encore un travail, elle sait qu’elle n’y arriverait pas là. Heureusement elle a ses rendez-vous Gare de l’est le mardi matin, un espace où se raconter, où nous raconter.

« Au fur et à mesure de nos « rendez-vous », en retranscrivant méticuleusement ses mots, je me suis rendu compte que le sujet c’était bien elle et non sa maladie » explique Guillaume Vincent l’auteur et metteur en scène. Le texte reprend les hésitations, les digressions, les pensées immédiates, les peurs et décortique les mécanismes d’une mélancolie incontôlable.

« Je voulais que ce monologue retranscrive le mouvement même de sa maladie » précise Guillaume Vincent. Le portrait de cette femme formidablement interprétée par Emilie Incerti Formentini se dessine donc derrière ce récit spontané, intime, d’une lucidité déconcertante et pleine d’humour, vient nous bousculer, interroger notre propre folie, et témoigner de la difficulté de vivre au quotidien avec ce mal. Nous, spectateurs, sommes laissés dans la lumière et littéralement pris à témoin et embarqués pour un voyage vers la folie ordinaire que nous ne sommes pas prêts d’oublier.

Pour prolonger ces « rendez-vous », le Théâtre du Nord propose une rencontre-discussion ce vendredi à 18h et un café philo demain à 16h autour de la mélancolie.

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LA VIE TRES PRIVEE DE MONSIEUR SIM, un road movie mélancolique et joyeux

Après Le nom des gens, comédie déjantée sur une femme qui s’efforce de convertir des hommes de droite à voter à gauche, Michel Leclerc revient avec une comédie douce amère, presque désespérée, sur un quinquagénaire en pleine dépression qui retrouve un nouvel emploi de commercial pour une marque de brosse à dent bio. A bord de sa voiture hybride, il part direction la Provence-Alpes-Côte d’azur et commence pour lui un road movie initiatique, entre solitude, passé retrouvé et futur à dessiner.

François Sim (très touchant Jean-Pierre Bacri) revient d’un voyage dans un club Lookea. C’est sa femme Caroline qui l’avait organisé il y a quelques mois, avant de le quitter. Il y est donc allé tout seul mais comme il l’avoue à son voisin dans l’avion « ce n’est pas fait pour les gens seuls ». On se demande d’ailleurs ce qui est fait pour les gens seuls dans notre société où le bonheur familial est érigé en mode de vie sans que grand monde n’y parvienne. « On passe notre vie à éviter les contacts avec les autres, à se frôler ». C’est dans ce territoire du frôlement que Michel Leclerc place son film et parvient à dessiner les contours sensibles d’une souffrance quasi universelle, celle de la solitude du coureur de fond.

Rien de moins naturel que la solitude. Rien de moins naturel que la promiscuité forcée non plus. Les paysages que parcourt François Sim sont le reflet même de cette vacuité contemporaine. Il traverse des lieux défigurés par des enseignes criardes réunies dans des zones à rond-point comme autant de promesses d’un bonheur préconçu et formaté auxquelles nous nous devons d’adhérer avec le même sourire figé qu’arborent les quatre commerciaux élus et « happy » par Bio Buccal pour aller semer leurs brosses à dents dans la France entière. Sim est envoyé en région PACA et lui qui vient de connaitre une période de chômage, feint un enthousiasme pour ce produit « révolutionnaire » : la brosse à dent en poil de sanglier.

Sans rien préméditer, François Sim est déjà parti sur une autre route. En chemin, il s’arrête rendre visite à sa fille qu’il ne connait même plus, bien qu’il soit parvenu à glaner quelques informations auprès de son ex femme en se faisant passer pour une copine virtuelle d’au féminin.com (quand je vous dis que c’est un film sur la solitude !). Il parle à tout le monde qu’il croise, semble encore croire en l’humain. Il parle à son voisin dans l’avion, au type dans la queue du self service d’un Autogrill, à  Popi (Vimala Pons), la fille qui pêche des sons à l’aéroport pour servir de couverture aux maris adultères. Il parle même à son GPS qu’il va rebaptiser Emmanuelle. Difficile de connecter avec ses pairs. Parfois ça fonctionne comme avec Popi qui, loin d’être indifférente, l’invite à diner et lui présente son oncle Samuel (Mathieu Amalric qu’on ne se lasse jamais de retrouver). Samuel lui raconte l’histoire de ce navigateur parti en course en solitaire qui, coincé par son propre mensonge et son échec, se laissa dériver jusqu’à sa mort. Ce récit, comme un écho à sa propre solitude, va accompagner François dans sa quête sans nom, et peut être lui éviter de courir à sa perte. Car François ne renonce pas, c’est ce qui fait de lui un dépressif joyeux. Il poursuit sa tournée hors des sentiers battus, renoue avec le passé et des amours anciennes, retrouve son père distant et découvre une histoire engloutie qui réapparait à la surface telle l’épave du navigateur sur la plage en Sicile.

Le film de Leclerc, bien au-delà des quelques sourires qu’il nous décroche, est un road movie poético-mélancolique. Bacri est en dépression, « comme tous les gens sains » ajoute Popi (c’est vrai qu’il faut être drôlement malsain pour trouver notre monde normal et pas sujet à déprimer), mais c’est en s’égarant davantage, en tournant sans fin autour de rond points pour entendre la voix de son GPS recalculer à l’infini l’itinéraire à prendre, c’est en se perdant sur les petites routes, en traversant la mer, en s’enfonçant dans la neige ou dans un champ de patates qu’il trouvera la paix.

La vie très privée de Monsieur Sim prouve que pour mieux se retrouver il faut aussi savoir mieux se perdre. Voilà de quoi nous rassurer.