REPARER LES VIVANTS, un voyage saisissant au coeur de l’invisible

Adapté du best seller de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants raconte vingt quatre heures dans la vie de deux familles, l’une complètement bouleversée par la perte de leur fils, l’autre en attente d’un coeur salvateur. Après la mort, c’est la vie qui doit continuer et même possiblement réparer ceux qui restent. Une vie pour une autre grâce au don d’organe. Katell Quillévéré, qui a déjà à son actif deux très beaux films Le poison violentet Suzanne, revient avec un film d’une grande force. Un film cathartique et remuant.
Réparer les vivants de Katell Quillévéré

Simon a 17 ans. Il aime Juliette, ses potes et faire du surf. Au petit matin, il retrouve ses amis à leur camionnette après avoir traversé tout le Havre en vélo, direction la mer. Cela pourrait être filmé en temps réel, peu importe, on a déjà basculé vers un compte à rebours intenable, une course inéluctable vers la mort car ici pas de surprise, on sait qu’on ne va pas pouvoir inverser le cours des choses. Nous sommes d’emblée embarqués par chacun des plans que l’on vit de façon cathartique. L’accident imminent donne à chaque geste une ampleur singulière et la réalisatrice compose son film comme une partition qui décline à la fois une sorte d’autopsie des événements et d’intériorité invisible de ce que vivent les personnages.

(c) Mars films
(c) Mars films

Ainsi les premiers plans de Simon littéralement dans le creux de la vague sont absolument éblouissants et au-delà de la beauté de l’image (très beau travail du chef opérateur Tom Harari), ils parviennent à montrer une autre profondeur, celle qui nous habite et nous transporte. Les éléments se confondent (la terre-bitume et l’eau) et finissent par nous aspirer comme Simon. Le réveil est dur pour Marianne, la mère de Simon. Là encore Katell Quillévéré prend le temps de raconter ces minutes-là sans ellipse possible.

Marianne se précipite à l’hôpital, bientôt rejointe par Vincent le père. Simon est en état de mort cérébrale mais son coeur bat encore. Comment dès lors accepter qu’il n’y ait plus rien à espérer ? Le film raconte aussi le travail des médecins, des infirmières (Monia Chokri) et des coordinateurs (ici Thomas interprété par Tahar Rahim), leur mission pour le moins délicate d’annoncer la pire nouvelle que des parents peuvent imaginer. Et puis parvenir à leur faire entendre que le don d’organe pourrait sauver une autre vie au moment même où tout s’effondre pour eux. Ces moments-là sont extraordinairement justes et d’une pudeur extrême. Marianne et Vincent se retrouvent et, dans une très belle scène dans l’atelier de Vincent, alors que Marianne reste assise en silence, Vincent travaille le bois. Ils reviennent à l’hôpital, font leurs adieux à leur fils et acceptent le don d’organe. Ce chapitre se clôt magnifiquement par les derniers mots des parents de Simon que Thomas lui susurre à l’oreille pendant que le bruit des vagues l’accompagne à partir pour de bon. Tétanisant.

(c) Mars films
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La seconde partie autour de l’histoire de la receveuse commence alors, comme un autre mouvement de cette partition. Claire (Anne Dorval) est atteinte d’une maladie du coeur qui la condamne à une mort certaine. Son médecin (Dominique Blanc) la persuade de recevoir un nouveau coeur, mais le sien balance : n’est-ce finalement pas le signe naturel que sa vie doit s’arrêter au rythme de son propre coeur atrophié ? Claire a deux fils déjà grands (Finnegan Oldfield et Théo Cholbi), une amante qu’elle ne voit plus (Alice Taglioni plus belle que jamais) et sa santé la contraint à quitter sa maison pour vivre dans un appartement parisien. Elle est à l’âge où l’on se dit qu’on approche de sa fin et qu’il faut peut être simplement accepter de partir même si c’est encore tôt. Comment vivre avec le coeur d’un mort ? Doit-on continuer à vivre pour soi ou pour ceux qui nous entourent et nous aiment ? Autant de questions qui transpirent derrière les silences, les moments où l’on se retourne une dernière fois vers le lieu qu’on quitte, les minutes où l’on aimerait enlacer son fils absent avant la greffe qui risque de sonner le glas.

Réparer les vivants
(c) Mars films

Tous les personnages se déploient dans ce récit, pas de second rôle, chacun nous relie les uns aux autres comme une toile solidaire qui ressemble à cette chaine humaine mise en oeuvre pour sauver une vie. Les scènes où l’on suit le protocole et le voyage du coeur de Simon jusqu’à l’opération finale est en cela un hymne à l’humanité et à la vie dans ce qu’elle a de meilleur. Katell Quillévéré choisit d’ailleurs de filmer la greffe de façon quasi documentaire tout en extrayant l’aspect purement magique de cette opération, nous rapprochant ainsi toujours plus près de ce qui nous échappe.

« Le cœur du film est la question du lien entre ces individus et comment s’organise cette chaîne pour prolonger une vie, pour transformer la mort. »  – Katell Quillévéré

Sa mise en scène est en cela très instinctive, elle épouse la temporalité de ses personnages. Tout est mouvement mais rien n’est précipité, la caméra prend le temps de vivre avec chaque protagoniste pour les laisser s’incarner, être. D’ailleurs la cinéaste avoue que pour choisir son (merveilleux) casting, elle a passé du temps à regarder des interviews d’eux pour capter ce qu’il y avait de “vrai“ chez eux, derrière les acteurs qu’ils sont. C’est cette matière “vraie“ avec laquelle elle compose et qui permet au film d’être à la fois si juste et si profond.

Et puis bien sûr il y a la question cruciale du don, du don de soi, du don d’organe. Katell Quillévéré n’élude pas les questions légitimes qui se posent comme celle de l’identité non avouable du receveur, ni même celle des organes qui seront prélevés (“Pas ses yeux“, implore Marianne). J’ai un ami très proche qui a subi la même opération il y a deux ans. Il ne serait plus là aujourd’hui sans ce coeur anonyme qui bat désormais en lui. Une chose est sûre, une greffe soulève bien des interrogations mais c’est justement là que réside toute la beauté de ces histoires : ce don qui nous lie à jamais à d’autres êtres dans un secret enfoui.

Date de sortie : 1er novembre 2016
Distributeur : Mars films
Durée : 1h43

 

 

LA NOUVELLE VIE DE PAUL SNEIJDER ou comment chuter nous élève

Suite à un grave accident d’ascenseur où il a perdu sa fille, un homme miraculeusement épargné, change de vie. Adapté du roman de Jean-Paul Dubois, La nouvelle vie de Paul Sneijder suit un homme à la dérive hanté par son accident et qui trouve son salut dans un changement radical et inévitable. Dans un Montréal hivernal comme décor de cette mue, Thomas Vincent (l’auteur du formidable Karnaval) nous offre un film sombre non dénué d’humour avec un Thierry Lhermitte étonnant.

Le premier plan montre un homme s’avançant lentement à l’aide de sa canne vers un funérarium ultra moderne et impersonnel. Il est accueilli par le sourire figé d’une hôtesse sur fond de musique douce tout droit sortie de chez Natures et découvertes. Chaque geste, chaque silence est filmé dans sa durée traduisant l’attente pénible de l’homme, Paul Sneijder, debout au comptoir recevant l’urne avec les cendres de sa fille morte. Elle a succombé devant ses yeux dans un rarissime accident d’ascenseur alors que lui s’en tire en unique survivant. La caméra ne quitte presque pas le personnage de Paul nous plongeant ainsi dans l’intériorité du personnage, de ses questions, de sa détresse et de son incompréhension. La jeune femme lui propose toute sorte de services parallèles comme un pendentif contenant quelques cendres. On retrouve ici le cynisme de Dubois, fin critique d’une société en perte de sens, véritable jungle humaine consumériste où les uns pour s’élever écrasent les autres. La métaphore prend dans ce récit une tout autre dimension puisque l’ascenseur, véritable symbole de cette ascension sociale, est un acteur important du roman et du film. Et si l’ascenseur était à l’origine de tous nos maux ? Paul Sneijder est abonné à  Elevators World et s’informe sur les ascenseurs par tous les moyens. Il cherche à comprendre l’incompréhensible, à justifier l’improbabilité d’un tel accident et à dépasser sa peur.

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Paul est marié à Anna, sa deuxième femme. Ils ont ensemble deux garçons et vivent dans un pavillon tout confort sur l’Ile des soeurs, une banlieue chic de Montréal à l’architecture uniforme et conventionnelle. Anna (Géraldine Pailhas à contre emploi et très juste) incarne la réussite, la perfection et le désir d’élévation (sociale pas spirituelle). Elle ne pense que succès, argent et raison. Mais de quelle raison parlons-nous ? Celle qui nous pousse à attenter un long procès aux constructeurs de l’ascenseur pour empocher une coquette somme ? Celle qui nous fait préférer le confort de l’argent et des grandes écoles américaines à la dépression passagère de l’être aimé ?

Il aura fallu à Paul Sneijder la perte de sa fille et le traumatisme d’un accident pour ouvrir les yeux sur sa vie. Rien d’anormal me direz-vous après un tel choc psychologique que de vouloir se rapprocher des choses essentielles. Nous sommes pourtant loin du stéréotype du « film à changement » avec transformation du personnage sous nos yeux. Thomas Vincent s’intéresse davantage à filmer ce moment de dérive dans toute sa lenteur, dans l’incapacité de Paul à prendre des décisions. La nouvelle vie de Paul Sneijder n’est que déambulation, errance. La caméra suit son personnage de près (très près) comme de loin avec une économie totale d’actions et de mouvements. Thierry Lhermitte n’aura jamais joué autant dans la retenue et étonne franchement dans ce rôle. Son visage devient avec le décor des rues enneigées le seul reflet de ce temps suspendu. Un pari risqué mais réussi par Thomas Vincent. Thierry Lhermitte avoue d’ailleurs qu’il craignait « ennuyer le spectateur ».

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Incapable de reprendre sa vie d’avant et son ancien boulot, Paul devient promeneur de chiens (et donc aussi ramasseur de crottes). Sans raison réelle si ce n’est qu’il a besoin de marcher et ne plus être enfermé dans un espace clos. Sa femme ne le voit évidemment pas de cet oeil et, quand après avoir insisté pour qu’il rencontre un avocat pugnace et féroce prêt à lui faire gagner des millions en procès, Paul décide de pas aller en cour, Anna le fait interner. Paul devient un « minable » à ses yeux et surtout un incompris. Seule sa rencontre avec l’avocat de la partie adverse le sauvera, Paul voyant en lui un homme juste (formidable Pierre Curzi), le seul qui lui présente « ses sincères condoléances » en ayant l’air d’y croire. Si Paul décide de ne plus se battre, c’est bien qu’il est en train de gagner un autre combat, celui de sa vie tel qu’il l’entend.

Le décor hivernal laisse place aux premiers bourgeons du printemps, Paul est déjà loin et observe sa femme adultère avec indifférence. Un autre monde est possible. Le final trop lisse est assez décevant mais on retiendra malgré tout la noirceur du film, la mélancolie de l’hiver, le désespoir d’un homme plein de remords et la drôlerie de certaines scènes canines.

JULIETA (DES ESPRITS)

Pedro Almodovar, l’homme qui aimait les femmes, revient avec Julieta à un magnifique portrait de mère et fille. Entre secret de famille, non dits, culpabilité et séparation, on attendait ce film depuis longtemps, trop longtemps. Car si l’on met entre parenthèses ses derniers films, Almodovar ne nous avait pas autant emballés depuis Parle avec elle en 2002.

Julieta la belle cinquantaine (Emma Suarez) s’apprête à quitter Madrid pour s’installer au Portugal avec son compagnon Lorenzo. Elle hésite sur les livres à emporter, n’a pas envie de racheter des livres qu’elle a déjà au risque de se sentir vieille. Pourtant comme lui dit Lorenzo elle ressemble au contraire à une gamine dans ses hésitations presque futiles.

Dans la rue elle tombe sur Bea une amie d’enfance de sa fille Antia. Bea lui donne des nouvelles d’Antia qu’elle vient de croiser par hasard. Julieta semble bouleversée et décide de ne plus partir. Elle déménage dans la rue qu’elle habitait avant et dans une longue lettre à sa fille, raconte la rencontre dans un train avec Xoan son père puis leur vie à trois dans un village de pêcheur avant le retour à Madrid suite à la disparition du père.

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L’étoffe rouge de Julieta dès le générique annonce la promesse tenue d’Almodovar, sa patte unique, ses décors singuliers et baroques, ses personnages border line et ses respirations entre la vie et la mort.
La jeune Julieta (Adriana Ugarte) est professeur de littérature antique. Dans un train elle croise un homme qui insiste pour lui parler, pour ne pas rester seul. Mais devant son regard inquisiteur, elle préfère s’exiler au wagon bar où elle rencontre Xoan. Cette nuit-là elle croise un cerf peu farouche, est témoin du suicide de l’homme qu’elle a délaissé dans son compartiment et rencontre l’homme de sa vie. Les ralentis appuyés et oniriques des scènes du train témoignent d’une réalité aussi belle que tragique, et qui présagent d’un futur drame.

Almodovar rentre à son tour dans le palmarès des plus belles scènes d’amour dans un train avec cette très belle séquence reflétée sur la vitre de Julieta chevauchant Xoan bercée par la cadence du train.

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Mais Xoan est marié à une femme dans le coma tout comme la Lydia de Parle avec elle. Almodovar aime bien tisser des liens entre ses personnages, les faire resurgir tels des fantômes. Cette dernière finit par disparaitre et laisser la place à Julieta déjà enceinte. Leur vie est heureuse et simple. Xoan pêche, Julieta s’occupe de leur fille Antia, rend visite à son père dont la femme est mourante (la souffrance des femmes chez Almodovar….). Antia grandit et Julieta aimerait reprendre son métier d’enseignante. La vieille Marian lui déconseille, comme si le seul fait de s’éloigner de son giron allait lui porter malheur. Prophétie ou sortilège ? Marian n’a pas tort et cette nuit là Xoan disparait en mer, ne laissant derrière lui que les souvenirs d’un mari et d’un père aimant et beaucoup de remords aux trois femmes de sa vie (Julieta, leur fille et Ava l’amie de toujours).

Madrid devient dès lors un refuge pour la mère et la fille. Alors que la première tente de survivre à cette disparition, la seconde porte ce deuil avec force et se rapproche de son amie Bea. Un jour pourtant elle quitte le nid, sans mot dire en quête de spiritualité et d’un ailleurs.

Le film pose ici la question de notre incapacité de parent à connaitre véritablement nos enfants. On a beau les aimer, les choyer, les aider à grandir, on ignore les doutes qui les assaillent, leurs peurs et leur besoin de partir loin de nous comme si l’idée même de filiation était le noeud du problème.  A force de se protéger mutuellement, on tait nos blessures pour éviter de propager une souffrance déjà contagieuse. Le seul “esprit“ salvateur de Julieta est Lorenzo (Dario Grandinetti) qui l’aime sans condition, sans question.

Julieta est un film sombre, fataliste qui condamne ses personnages à être expié de leurs fautes à l’instar d’une tragédie grecque.  Almodovar nous embarque comme Julieta dans un train en marche et semble nous dire que peu importe la destination, celle de départ annonce le chemin.

CE SENTIMENT DE L’ETE ou comment survivre à l’absence de l’autre

Sasha vit à Berlin avec son amoureux Lawrence. D’une minute à l’autre, tout bascule quand Sasha s’effondre dans un parc en plein coeur de l’été. Ce sentiment de l’été défile sur trois années entre Paris, Berlin et New York et capture le temps qui passe, la vie qui continue après un deuil.
Un film d’une douceur mélancolique et d’une beauté solaire saisissante.

La famille de Sasha réunie à Berlin après le drame s’affaire à organiser au mieux le rapatriement du corps de leur fille. C’est une famille soudée, belle, pleine d’amour. On est loin des portraits de famille conflictuelle entre mesquinerie, remords, coups bas, culpabilité ou désamour. Ils pourraient presque énerver tant ils sont bienveillance et douceur. Tout comme Zoé (Judith Chemla), la soeur de Sasha qui n’est que sourire. La vie doit continuer et Lawrence (Andres Danielsen Lie, toujours aussi formidablement juste et touchant) finit par quitter Berlin. Son errance semble suspendue à un temps estival qui se déplace d’une grande ville à une autre. L’été suivant, Lawrence le passe à Paris et retrouve Zoé. Entre eux l’attirance est certaine, ils se comprennent, se ressentent, ont en commun cette figure disparue qui les relie à jamais. Puis vient New York, cité solaire, où le temps d’une escale, Zoé retrouve Lawrence revenu vivre dans sa ville.

Ce sentiment de l’été nous emmène avant tout dans ce qu’il y a de plus essentiel laissant de côté les sentiments inutiles, parasites comme l’amertume ou la colère. La vie suit son cours inexorable et chacun doit continuer sa route en acceptant de laisser le temps alléger leur peine . Si les accents rohmériens sont perceptibles dans le film de Hers, on ne retrouve pas la verve chère à Rohmer. Ici la place est moins aux mots qu’aux fils invisibles qui nous relient les uns aux autres et nous permettent d’avancer. Il y a tant d’amour dans ce film que c’en est renversant. Derrière les mots de rien, les blagues d’une mère à son fils, les questionnements d’un ami « grilleur de steak » dans un restaurant, le regard troublé de Ida ou l’approbation de Zoé en plein concert, se cachent les émotions indicibles, celles qui nous tiennent debout. Lawrence erre d’une ville à l’autre, croit ne pas pouvoir y arriver. Il ne sait pas encore que depuis tout ce temps, il n’a jamais quitté la route. Celle vers la vie.

BACK HOME

Un père se retrouve avec ses deux fils dans la maison familiale au moment où une grande exposition vient consacrer le travail de sa femme, photographe de guerre disparue dans un accident de voiture trois ans auparavant. Entre évocation, souvenir, deuil, crise familiale, mensonge et fantasme, Back home est un formidable tableau sur la complexité de l’âme humaine, sur ce que l’on donne à voir et ce qu’on est vraiment. Un film signé Joachim Trier.

Dans son premier film Nouvelle donne, Joachim Trier se penchait déjà sur les vies parallèles de deux amis écrivains qui envoient leurs manuscrits au même moment, l’un devient célèbre, l’autre non. A quoi tient le succès, la reconnaissance ? N’y a t-il pas un sentiment d’usurpation derrière tout ça ? D’illégitimité ? Le succès rend-il heureux ? Autant de questions que l’on retrouve en filigrane dans Back home.

Le film démarre sur l’arrivée au monde de la fille du fils ainé, Jonah (Jesse Eisenberg), ses petits doigts serrés autour de l’index de la maman épuisée filmés par une caméra fluide, un peu chancelante aussi comme les parents émus. La naissance de la fillette arrive au moment où une exposition consacrée à Isabelle (Isabelle Huppert) sa grand mère disparue, se monte à New York avec l’aide de son ancien collaborateur Richard. On comprend peu à peu que l’accident de voiture n’était pas fortuit mais un suicide déguisé. Seul Conrad, le deuxième fils adolescent, l’ignore. Le père (Gabriel Byrne) démuni par l’impossibilité de communiquer avec Conrad, tente en vain de lier contact avec ce dernier, de lui parler avant qu’un papier consacré à Isabelle ne dévoile au grand jour une vérité qui risquerait de le fragiliser davantage. Conrad est un garçon difficile à cerner, qui passe son temps à errer seul ou à jouer à des jeux vidéo. Gene son père s’est même créé un personnage pour communiquer avec son fils de façon virtuelle avant de se faire éliminer en deux secondes par l’avatar de Conrad. Il est même assez inquiétant, et ses silences comme son attitude laissent croire qu’il est le parfait candidat d’un passage à l’acte. Pourtant quand Jonah essaye de discuter avec lui, il obtient à défaut d’une réponse, un texte où il se décrit. « Bizarre mais super intéressant » selon Jonah. Ce texte n’est pas seulement l’inventaire d’un j’aime/ j’aime pas visant à se démarquer mais plutôt la preuve qu’on est bien autre chose que ce que ce qu’on donne à voir. Chacun fantasme sur l’autre, transfère sur lui ses peurs, traduit ses gestes selon sa propre vision. Incommunicabilité ou communication immanquablement faussée ? Joachim Trier filme les différents points de vue, comme dans cette scène où Gene suit Conrad et le voit errant seul, se dirigeant au cimetière et se jeter sur une tombe inconnue. On se dit comme le père que le fils va mal et que son attitude est pour le moins déconcertante. Conrad racontant cette même scène à son frère, lui explique, qu’ayant remarqué que son père le suivait, il s’est jeté sur la première tombe devant lui, ne trouvant pas celle de sa mère. Le cinéma comme la vie est question de regard.

Joachim Trier filme tous les temps sur le même plan de façon sensorielle. Il mêle les temps présents, ceux du souvenirs, du fantasme (comme la scène de l’accident qui laisse place à l’imaginaire « pour trouver une raison, un coupable ») dans une construction kaleidoscopique atteignant ainsi la réalité complexe de notre pensée fragmentée. Nous vivons les uns les autres côte à côte comme une somme d’individus reliés mais pas toujours connectés. Que comprenons nous de l’autre, de sa dépression, de son travail, de ses aventures ? Dans une très belle scène, Isabelle se questionne sur la légitimité de son travail, photographier le pire « parce que ces gens là sont dans une telle détresse que cela devient possible de le faire ». Doit-elle les photographier comme ils le feraient eux-mêmes s’ils devaient raconter leur histoire ou doit-elle raconter une histoire plus universelle quitte à mettre au second plan les personnes devant son objectif ?

Back home est un film sur notre place dans le monde, difficile à trouver même quand on est entourés des gens qu’on aime. Isabelle n’a jamais trouvé sa place au sein de sa famille, peut être aussi parce qu’elle ne sentait pas qu’ils avaient besoin d’elle.
Jonah, lui, semble le plus équilibré et pourtant la situation s’inverse quand il revient « chez lui ». Il regarde les photos de sa mère, découvre une femme qu’il ne connaissait pas et préfère mettre à la corbeille cette partie inconnue qui vient le déranger au moment même où il retrouve un amour de jeunesse et qu’il a du mal à quitter cette banlieue new yorkaise pour retrouver sa jeune épouse et son bébé. L’autre réveille en nous nos propres peurs, nos propres démons.

Le film de Trier a de nombreux niveaux de lecture tout comme cette scène où Conrad se souvient que sa mère lui apprenait à changer de cadre pour changer d’histoire. Ainsi une photo coupée en deux devenait un homme tenant par la main une fillette évoquant toute la douceur qui les unit. En entier la même photo révèlait le visage d’Adolf Hitler.

Si l’on peut reprocher à Back home un peu trop d’effets de stylisation et qu’on lui préfère son précédent Oslo 31 août, le film reste néanmoins un très beau film sur l’inéluctable solitude des êtres et ce qui les unit pour le meilleur et pour le pire.

VALLEY OF LOVE, un film entre fragilité et grâce

Guillaume Nicloux réalise le double exploit de filmer un huis clos en plein désert et de réunir pour la première fois depuis Loulou le couple Huppert-Depardieu. Mythique. Mystique. Captivant.

 

Gérard et Isabelle se retrouvent sous la chaleur de la Vallée de la mort à la demande de leur fils Michael disparu qui dans une ultime lettre leur promet de réapparaitre une dernière fois si ces derniers acceptent sans condition cette requête absurde de rester sept jours ensemble dans la vallée en attendant son signe.  Ils ne se sont pas vus depuis des années et vont se retrouver sous la chaleur écrasante d’un désert californien et se confronter à l’ancien couple qu’il formait et à leur culpabilité de parents qui ont en commun d’avoir perdu leur fils.

Au départ, un long travelling de dos sur Huppert qui se dirige vers sa chambre d’hôtel. La plupart du film est d’ailleurs filmée en travelling se resserrant toujours davantage sur les deux personnages qu’on ne quitte presque pas et alternant des plans dans l’immensité torride de la Vallée de la mort rebaptisée « Vallée de l’amour » par un Nicloux très inspiré.
Depardieu arrive enfin dégoulinant de sueur préférant rester dans sa voiture climatisée que sous le soleil et finit par sortir de sa tannière pour accompagner Isabelle dans des courtes marches. On n’assiste à rien d’autre que leur errance presque statique et moite, leurs conflits passés qui reviennent au galop, leurs blessures de parents coupables, leur complicité retrouvée d’anciens amants échaudés, leur incommunicabilité. Tout est dit quand Isabelle parle de Glenn Gould dont elle a découvert qu’il était atteint du syndrome d’Asperger au cours d’un documentaire visionné en pleine nuit. On devine leurs solitudes tristes, leurs désillusions passées, leur résignation à survivre au deuil de leur fils et à se rattacher à ce/ceux qui reste(nt), loin de la vie rêvée des personnages qu’ils interprètent (ils sont tous les deux des acteurs connus, tiens tiens).

Si les similitudes entre leurs personnages et eux demeure présente, elle ne constitue en rien un signe grossier qui soulignerait une mise en abime facile. Certes ils portent le même prénom, ont la même profession et bien sûr on pense à Guillaume, fils disparu de Depardieu mais cela ne rajoute en rien à un désir de véracité documentaire quelconque surfaite. On est captivés par ces deux monstres du cinéma face à eux mêmes, sans fard, qui ne jouent pas, qui sont, et c’est bien là toute la force du film et de sa mise en scène dépouillée. Pas un plan sans eux qui n’occupent tout l’espace, sans respiration, comme suffocant sous tous ces non dits, ces coups de gueule vains que viennent radoucir la connivence et la souffrance commune.

Arrive enfin le signe du fils suicidé, comme une tache verte caché derrière la roche rouge et dévoile un Depardieu ému, bouleversé, sans mots à l’inverse d’Huppert soudain hystérique. Loin d’un voyage métaphysique, Valley of love nous plonge davantage au coeur d’un mythe et nous rappelle simplement que tout n’est pas rationnel, nous échappe, tout comme nos émotions pour le meilleur comme pour le pire.