12 JOURS : plongée humaniste au coeur de la folie

Nouvelle plongée de Raymond Depardon dans l’univers de la santé mentale Après San Clemente et Urgences réalisés dans les années 80, 12 jours confronte des patients internés de force aux juges des libertés afin de décider de la prolongation ou non de leur internement. Sélectionné en hors compétition à Cannes, 12 jours révèle une fois de plus le talent de Depardon à peindre un pan d’une société malade.

Depuis 2013, une loi oblige les patients hospitalisés sans consentement dans les hôpitaux psychiatriques à être présentés à un juge des libertés et de la détention avant 12 jours pour décider de leur sort. 12 jours est donc la capture de ces entretiens entre les malades et les juges à l’hôpital du Vinatier à Lyon. Depardon en a conservé une dizaine.

Même procédé que pour 10ème chambre, instants d’audience (2004) où Depardon filme les audiences du tribunal correctionnel de Paris mais cette fois avec trois caméras numériques, l’une sur le patient, l’autre sur le juge et enfin un plan plus général. Les entretiens recueillis sont édifiants. Entre celle qui a été internée sur demande de son employeur (Orange pour ne pas le nommer) pour éviter un « passage à l’acte », celui qui demande à la juge de rentrer en contact avec son père « béatifié » dont on apprend en fait qu’il l’a tué ou celle qui réclame son droit à se suicider après ses « 37 ans de souffrance », on se demande si 12 jours, au-delà d’une cartographie de la folie n’est pas avant tout un portrait d’une humanité abimée, poussée à ce point de rupture qui les font franchir les portes d’une folie à laquelle nous sommes tous exposés. Car c’est surtout la détresse des patients qui ressort de ces entretiens et vient nous glacer. Bien sûr certains sont dangereux et ont commis des actes d’agression voire de meurtre sous le coup de leur maladie (schizophrénie, paranoïa…), et à en entendre certains aux propos incohérents, aux voix  shootées par les médicaments, au regard hagard, on se dit qu’ils ne sont en effet pas prêts à reprendre une vie normale. La plupart ont subi de tels sévices, de telles souffrances qu’on se demande comment réparer l’irréparable. Comment survivre à huit viols ou à 37 ans de solitude ? Ce moment avec les juges, même si le verdict n’est pas celui qu’ils espèrent – la majorité souhaitant recouvrer sa liberté – vient panser un temps leurs maux. « L’enjeu des audiences ce n’est pas de les sortir mais de les guérir », précise Depardon. Le simple fait d’être écoutés, entendus, compris par ces juges hommes et femmes semble les soulager, les ramener à leur position d’humain parmi les humains, aspirant comme tout un chacun à la liberté.

« Comme j’avais déjà filmé l’univers psychiatrique, j’ai voulu prendre mon temps, être beaucoup plus en retrait. Quand je suis arrivé, c’était impressionnant. J’ai fait des gros plans car j’ai été très marqué par ce que j’ai vu (…). Maintenant ils sont tous abrutis par les médicaments. Il y a beaucoup plus de solitude . »

« De l’homme à l’homme vrai le chemin passe par l’homme fou ».

« De l’homme à l’homme vrai le chemin passe par l’homme fou ». En exergue du film, la phrase de Michel Foucault prend tout son sens. Hormis ce patient vraiment perché, ne sont-ils pas aussi dans le vrai ? Malgré leur état psychique dont on ne remet pas en cause la nécessité de prise en charge, ces patients ne questionnent-ils pas notre société et son mal-être ? Quelle place laisse-t-on aux « abimés », aux « fous » ? L’un d’eux qui a l’air d’être encore en plein trip, le regard fixe, interpelle le juge. « Pourquoi on est tous malades ? » Le juge modère sa réponse. Non, nous ne sommes pas tous malades. Non, la plupart parvient à contenir ses peurs, à supporter l’insupportable, à ne pas commettre d’actes déraisonnés, non, nous ne sommes pas comme eux. Et pourtant, peut-être est-on moins éloignés d’eux qu’on ne veut le croire. C’est ce que semble interroger Depardon à nouveau dans ce film où il pose un regard bienveillant, tout aussi bienveillant que celui des juges qui tentent de trouver une réponse juste en se basant sur ces échanges et l’avis des psychiatres (qu’on ne voit ici jamais). En nous conviant à écouter ces paroles de « fous », Depardon nous incite à les accueillir sous l’angle de l’ouverture et de l’absence de jugement. Il serait en effet facile de les regarder comme des bêtes curieuses mais ce que capture le cinéaste, c’est bien leur part d’humanité, qui certes est brisée, mais nous relie.

« Je suis fou ! J’ai la folie d’un être humain »

Impossible de ne pas éprouver de la compassion envers cette femme internée depuis son accouchement et qui aimerait voir sa petite fille de deux ans. Elle est concentrée et semble réciter une défense qu’elle s’est écrite, suppliant le juge de lui laisser un droit de visite. Elle n’est pas folle, non, elle est consciente d’être incapable de gérer sa fille au quotidien. Mais la voir de temps en temps, la promener, lui changer ses couches, ça elle est sûre d’y arriver. Cette part de conscience de leur propre trouble les relie d’autant plus à nous spectateurs. Ils ne sont pas aveugles, certains bien sûr sont plus dans le déni ou carrément incapables de ce recul, mais les autres savent. Le même qui demandait pourquoi les Hommes sont-ils tous malades, scande avant de se retirer : « Je suis fou ! J’ai la folie d’un être humain ». Cette phrase magnifique suivie du silence perplexe du juge nous pétrifie.

Entre les entretiens, Depardon filme les couloirs vides, la brume hivernale, les malades faisant les cent pas dehors ou enchainant leurs cigarettes, sous la très belle partition habitée d’Alexandre Desplat. Et signe une fois de plus un très grand documentaire dont il a seul la recette (à l’exception des Habitants sur lequel j’avais des réserves). Il mêle ici la justice et la santé mentale, deux thèmes qu’il n’a cessé d’explorer au cours de sa filmographie. On pense bien sûr à San Clemente tourné dans un hôpital psychiatrique en Italie et à Urgences tourné à l’Hôtel-Dieu mais aussi à Faits divers, Délits flagrants et peut-être plus encore à 10ème chambre, instants d’audience. Depardon et Claudine Nougaret (sa femme, productrice et ingénieur du son) parviennent à trouver le juste procédé, celui qui permet de déposer des mots (des maux ?), de témoigner en laissant place à la vie, aux émotions et au questionnement.

« Pour le premier plan j’ai donné toute mon expérience, à la fois technique et mentale, pour traduire la crainte de l’enfermement que j’ai et qui me vient de je ne sais où. Je n’ai pas voulu le faire en plan fixe mais en travelling. Les couloirs sont aux couleurs pâles, tout est neuf, il n’y plus rien au mur, car ils ont décidé qu’il ne fallait plus rien mettre. Ca c’est la nouvelle psychiatrie. » 

Quand arrive le générique, on est comme aimantés sur nos fauteuils et jusqu’au numéro de visa final, cloués par ces paroles partagées, par nos interrogations. Un film éprouvant, sublime, percutant et nécessaire.

Durée : 1h27
Date de sortie : 29 novembre 2017
Distribution : Wild Bunch

TITICUT FOLIES : le premier film interdit de Frederick Wiseman ressort en salles

Premier film du documentariste Frederick Wiseman, Titicut Follies ressort en salles en copie restaurée après plus de vingt ans d’interdiction de diffusion aux Etats Unis. Un grand film cinglant à ne pas manquer.

Quand Wiseman tourne Titicut Follies en 1966, il est alors professeur de droit à Boston et visite à plusieurs reprises avec ses élèves cet hôpital pénitentiaire de Bridgewater où ont enfermés des fous criminels. Il obtient l’autorisation de filmer, mais quand le film sort, la cour du Massachusetts interdit sa diffusion en invoquant la violation du droit à la vie privée des patients. En réalité, le film est une plongée étourdissante et édifiante dans cet univers carcéral psychiatrique et Wiseman ne dresse pas un portrait très flatteur des conditions de traitement des patients-prisonniers.

Le film s’ouvre et se clôt sur le spectacle annuel interprété par les patients et le personnel. Animé par l’un des geôliers qui semble parfaitement à sa place en « Monsieur Loyal » et, soi-dit en passant, ressemble à Frank Vincent qui vient de nous quitter hier, le spectacle annonce déjà la couleur d’un film qui joue sans cesse sur l’ambiguïté du lieu, entre prison et asile, entre maltraitance et moments conviviaux. Qui est fou, qui ne l’est pas ? Pas si clair que cela à entendre ce psychiatre hongrois, clope au bec, interrogeant un pédophile interné pour avoir abusé d’une fillette de 11 ans. « Etait-elle précoce ? Avait-elle des formes d’une femme plus âgée ? ». « Même pas », répond le jeune homme qui avoue avoir également abusé de sa propre fille. « Vous êtes conscient que votre acte est anormal ? Et votre femme elle en pense quoi ? ». Ce même médecin à l’allure désinvolte n’hésite pas à intuber un des patients qui refuse de se nourrir. Dans un montage assez radical, Wiseman alterne les scènes d’intubation (toujours clope au bec) avec celles du cadavre et de l’enterrement de l’homme désormais disparu. Preuve directe s’il en faut que les traitements infligés ne sont pas les plus pertinents ni respectueux des corps.

A propos des corps, Wiseman les filme dans toute leur violence subie. Les corps sont abimés, les gueules cassées, les regards perdus et les mâchoires édentées. Une des premières scènes montre l’arrivée à l’hôpital des hommes qui se tiennent tous nus et passent en revue devant les geôliers. Nus ils le resteront la majeure partie de leur temps, par commodité mais aussi par humiliation. On assiste à un cortège de fous dénudés errant et scandant des propos souvent incohérents, à qui on lance des ordres, à qui l’on répète les mêmes phrases pour mieux les titiller (comme Jim à qui l’on ne cesse de demander si sa chambre sera propre demain). L’un d’eux, Wladimir, interné pour paranoïa et schizophrénie, interpelle les médecins sur la dégradation de son état. Il affirme n’avoir rien à faire dans ce lieu, être en possession de toutes ses capacités mentales et ne plus supporter qu’on lui inflige ces traitements. Il parait en effet plus sain d’esprit que les médecins qui décident de son sort.

Mais ce qui étonne par dessus tout, au-delà du tableau de ce lieu insalubre et maltraitant, c’est la manière dont Wiseman lui-même a monté son film le construisant comme un spectacle où s’enchaineraient différents numéros sans queue ni tête, certains légers, d’autres terrifiants, où les protagonistes se mélangent et où, en équilibristes, ils semblent improviser devant nous. « N’oubliez pas que Titicut Follies est une comédie musicale ! », revendique Frederick Wiseman. C’est vrai que la musique est partout, chez les patients qui chantonnent, chez les gardes qui s’ennuient et cherchent à se divertir. Magnifiquement photographié par John Marshall, Titicut Follies est une plongée édifiante au coeur d’une folie diffuse, celles des patients incarcérés mais aussi et évidemment celles des hommes et d’une Amérique fracturée, en pleine guerre du Vietnam. Avec ce premier essai, Wiseman a ouvert sa propre voie : celle du documentariste génial que l’on connait aujourd’hui et à qui l’on doit une quarantaine de films.

RENDEZ-VOUS GARE DE L’EST

Une femme seule en scène raconte son quotidien entre son travail, son mari, ses petites nièces et sa folie. Pour ce spectacle créé à la Comédie de Reims en 2013 et repris en 2015 aux Bouffes du Nord, Guillaume Vincent a enregistré ses échanges avec une femme atteinte de maniaco-dépression pendant six mois lors de leurs rendez-vous Gare de l’est. La retranscription du texte traduit les ressorts mêmes de la dépression et dresse le portrait d’une femme dans son  intimité, ses questionnements et l’emprise de la maladie.

La femme  a environ 30 ans. Elle est mariée à un homme doux et aimant. Il s’appelle Fabien et elle l’aime plus que tout au monde. Car Fabien la comprend, la connait. Oh bien sûr ce n’est pas simple tous les jours. Faut dire que la dépression altère drôlement la libido. Elle, elle préfère les câlins. Elle travaille dans un magasin de déco. Elle aime bien ce qu’elle fait, surtout les enfants qui accompagnent leurs parents. Elle adore les enfants, en particulier Elisa sa petite nièce. Ca lui fait peur aussi. Ca lui rappelle qu’elle aura du mal à en avoir. Oui à cause des médicaments. Il lui faudrait arrêter le traitement et ça, elle en est incapable. Elle avale des tonnes de médicaments pour rester de debout et ne pas succomber à sa folie. Elle en rit aussi même si elle a pris beaucoup de poids. Un jour, elle s’est retrouvée à Sainte Anne, attachée, c’est horrible d’être attachée, surtout les poignets, on ne peut rien faire. Aujourd’hui, elle préfère décider seule de son internement, parce qu’on ne le sait pas, mais seule la personne commanditaire de l’hospitalisation a le pouvoir d’y mettre fin. Ce qu’il se passe au moment du basculement… c’est compliqué à expliquer, on le sent dans tout son corps, on imagine des choses, on se sent partir… et puis parfois on parvient à remonter à la surface.

Elle va mieux, elle le sent. Elle a diminué le traitement. Peut être même qu’elle va faire un enfant avec Fabien. Sa mère est de passage à Paris, elle va essayer de la voir, d’être forte et de l’écouter se plaindre. Sinon, elle s’est fait virée à cause de la petite stagiaire, enfin pas vraiment à cause d’elle, à cause de sa dépression aussi. Depuis, Fabien lui parle moins, il n’y arrive plus. Elle ne recherche pas encore un travail, elle sait qu’elle n’y arriverait pas là. Heureusement elle a ses rendez-vous Gare de l’est le mardi matin, un espace où se raconter, où nous raconter.

« Au fur et à mesure de nos « rendez-vous », en retranscrivant méticuleusement ses mots, je me suis rendu compte que le sujet c’était bien elle et non sa maladie » explique Guillaume Vincent l’auteur et metteur en scène. Le texte reprend les hésitations, les digressions, les pensées immédiates, les peurs et décortique les mécanismes d’une mélancolie incontôlable.

« Je voulais que ce monologue retranscrive le mouvement même de sa maladie » précise Guillaume Vincent. Le portrait de cette femme formidablement interprétée par Emilie Incerti Formentini se dessine donc derrière ce récit spontané, intime, d’une lucidité déconcertante et pleine d’humour, vient nous bousculer, interroger notre propre folie, et témoigner de la difficulté de vivre au quotidien avec ce mal. Nous, spectateurs, sommes laissés dans la lumière et littéralement pris à témoin et embarqués pour un voyage vers la folie ordinaire que nous ne sommes pas prêts d’oublier.

Pour prolonger ces « rendez-vous », le Théâtre du Nord propose une rencontre-discussion ce vendredi à 18h et un café philo demain à 16h autour de la mélancolie.

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