EVERYBODY KNOWS, un huis clos qui porte bien son titre

Le 71ème festival de Cannes s’est ouvert mardi soir sous le signe de la légèreté, de la beauté et de l’humour avec un Edouard Baer en maitre de cérémonie à qui l’on aimerait attribuer la palme d’or dans ce rôle là tant il l’a campé avec la poésie et la liberté qu’on lui connait dans Plus près de toi (sur radio Nova). La soirée s’est clôturée avec Everybody knows, le film du grand cinéaste iranien et habitué de Cannes, Asghar Farhadi. Grosse déception.

Everybody knows. Voilà un titre qui porte bien son nom. On pourrait même dire de ce huis clos que tout le monde savait (everybody knew). Laura (Penelope Cruz) revient dans son village natal en Espagne pour assister avec ses deux enfants au mariage de sa soeur. Son mari (Ricardo Darin) est resté en Argentine où ils vivent pour des raisons professionnelles. La voilà donc seule au milieu des siens : son vieux père, sa soeur ainée, sa cadette et Paco (Javier Bardem) son amour de toujours. Mais en plein coeur de cette soirée festive, Irene, sa fougueuse adolescente, disparait.

Asghar Farhadi est un cinéaste impressionnant. Le monde entier l’a découvert avec A propos d’Elly ours d’argent à Berlin en 2009 puis vint le couronnement avec son chef d’oeuvre Une séparation, film unanimement plébiscité et récompensé. Suivirent Le passé, formidable film tourné en France avec Bérénice Béjo et Le client en 2016 qui déjà flirtait du côté du polar. On attendait donc beaucoup de ce film d’ouverture au casting très glamour : le couple Cruz-Bardem. Rien que ça. Pourtant dès les premiers plans le doute nous assaille. La mise en place des personnages (ils sont nombreux) et du décor donne un peu l’impression d’une publicité Barilla avec tous les clichés des pays méditerranéens (linge pendu aux fenêtres, petites places ensoleillées, embrassades)  là où pourtant Farhadi s’était complètement approprié la banlieue parisienne dans Le passé. Quand arrive enfin la scène du mariage et le talent de Farhadi à filmer la vie, les accidents (pour reprendre Pierrot le fou), le verre de trop, la coupure d’électricité, les gens qui continuent de chanter, le père ivre. Nous voici à nouveau plongés au coeur de leur vie, de leur joie jusqu’à la découverte du lit vide dans lequel Irene s’est réfugiée pour se remettre de son décalage horaire et de sa fougue amoureuse.

L’intérêt du film ne repose évidemment pas sur l’intrigue attendue mais sur les rapports entre les personnages filmé dans le huis clos d’un village où tout se sait. Difficile en effet de ne pas suspecter les invités du mariage au cours duquel s’est passé le drame. Chacun cherche à retracer la vérité avant que cela ne soit trop tard, les secrets de famille remontent à la surface et dans l’attente insupportable que traverse Laura-Penelope Cruz, peu d’autres solutions que de tenter le tout pour le tout au risque de tout perdre.

Mais si Farhadi sait parfaitement filmer les tensions, les non dits, les frôlements, le désarroi, il convainc nettement moins dans ce genre du polar malgré ses clins d’oeil au clocher de Vertigo  qui annoncent le drame à suivre. Certes Farhadi reste un grand directeur d’acteurs mais lui qui nous avait habitués à une mise en scène souvent prodigieuse et incarnée déçoit ici par un retournement facile et paresseux. Le couple star ne relève en rien nos attentes, en particulier Penelope Cruz qui surjoue les mères épleurées. Reste Javier Bardem plutôt touchant et juste mais leur présence interroge sur la pertinence et l’intérêt des cinéastes étrangers à tourner avec des stars hollywoodiennes.

Edouard Baer a ouvert cette 71ème cérémonie sur la fameuse scène de Pierrot le fou de Jean-Luc Godard (affiche du festival cette année) où la magnifique Anna Karina fredonne les pieds dans l’eau « Qu’est ce que je peux faire, je sais pas quoi faire », et s’en est emparé pour dire combien le cinéma c’était aussi l’art d’improviser avec la vie, les producteurs, les festivals… Espérons que le cinéaste iranien saura pour son prochain film tourner sans trop savoir quoi faire.

MASTERCLASS WILLIAM FRIEDKIN

Après une courte introduction de Thierry Frémaux, William Friedkin est apparu et a traversé la salle en serrant avec chaleur les mains des spectateurs sur son passage. Véritable ovation devant le réalisateur de french connection, L’exorciste et Police Fédérale Los Angeles.

« Do you mind if I stand ? ». Rires dans la salle. William Friedkin préfère rester debout obligeant ainsi Samuel Blumenfeld qui mène la rencontre et la traductrice à en faire autant. On avait pu le remarquer lors de sa courte présentation de La chasse, Friedkin n’est pas du genre à rester assis. Quand il parle à l’assemblée cela relève même un peu du spectacle tant il se délecte à rendre son récit vivant, drôle et passionnant. « Il n’y a bien que dans la ville qui a vu naitre le cinéma qu’on voit autant de cinéphiles dans une salle à trois heures de l’après midi ! ».

Blumenfeld rappelle que Friedkin n’a pas fait d’études ou presque. « Je suis allé jusqu’au lycée quand même ! » se défend-il. A l’époque, il faut dire que l’on pouvait devenir cinéaste en démarrant en bas de l’échelle. Né à Chicago en 1935, William Friedkin découvre réellement le cinéma quand un jour il voit Citizen Kane. Ce fut un tel choc qu’il resta dans la salle et le vit quatre fois d’affilée. A l’instar de Sidney Lumet ou Brian De Palma, Friedkin démarre à la télévision pour laquelle il réalise ses premiers documentaires. Lui qui fuit les mondanités se retrouve un soir à une fête organisée par une riche femme de Chicago et fait la rencontre d’un prêtre protestant qui travaille dans les couloirs de la mort. Ce dernier lui parle de Paul Crump qui attend son exécution depuis 9 ans. Friedkin demande à le rencontrer et persuadé de son innocence, il réalise un documentaire sur le détenu. Ce sera The people vs Paul Crump. Le film visionné par la cour permettra à l’innocent de se faire gracier. Il réalise alors tout le pouvoir que peut avoir le cinéma. « Je ne savais pas exactement ce que j’allais filmer mais je savais que je pouvais aider cet homme d’une manière ou d’une autre ».

Blumenfeld en profite pour souligner le penchant documentaire de Friedkin qui transparait dans chacun de ses films. « Vous avez le droit de me poser des questions plus violentes hein ! ». Il enchaine avec le récit bouleversant d’une exécution à laquelle il a assistée. « Il n’y a pas un jour où je n’y pense pas ».  Pendant vingt minutes un silence glacial dans la salle alors que Friedkin témoigne de chaque détail de cette exécution avec beaucoup d’émotion. Tout son génie du récit, son talent à donner à voir, à incarner est là devant nous.

Friedkin est aussi un grand cinéphile. Selon lui, trois films ont révolutionné le cinéma : Naissance d’un nation de Griffith, Citizen Kane d’Orson Welles et A bout de souffle de Godard. « Aujourd’hui encore même les shows télévisés s’inspirent d’A Bout de souffle« . Il évoque également de nombreux réalisateurs et adresse un joli clin d’œil à Hugh Hudson dans la salle en lui disant combien il adore son film Les charriots de feu (projeté au Festival) et combien il le trouve spirituel. Blumenfeld revient vers sa filmographie et l’interroge sur sa manière de travailler, sur ses choix d’acteurs. Moment hilarant où il raconte comment Fernando Rey s’est retrouvé sur ce film. Il avait vu Belle de jour et voulait embaucher celui avec son avec son “4 o’clock tan“ (en réalité Francisco Rabal) mais erreur de casting, c’est Fernando Rey qui est invité à rejoindre le tournage. Friedkin vient l’accueillir à l’aéroport et découvre l’allure princière de Rey, son bouc blanc qu’il refusait de raser et se dit que ça ne marchera pas. Furieux, il convoque son producteur et son directeur de casting en leur ordonnant de le virer. Mais devant l’impossibilité de remplacer Rey, il le garde et contre toute attente, Rey campera un magistral Alain Charnier. Quant à Gene Hackman, tout aussi magistral, Friedkin avoue avoir eu des réticences au départ, le trouvant trop « chiant ». Hackman est le « last man standing » pour le rôle, et Friedkin doit s’en satisfaire. Si l’on imagine pas aujourd’hui de meilleur casting, Friedkin se dit lui que le « dieu du cinéma » était avec lui cette fois encore.

Il évoque d’ailleurs à plusieurs reprises ce « dieu du cinéma » qui l’a souvent accompagné comme lorsqu’il remonte 56 blocs à pied avec son producteur pour réfléchir à la scène de poursuite qu’il pourrait réaliser et que soudain il imagine une course entre le métro aérien et une voiture. Avec son producteur, il vont voir le responsable de la compagnie de métro et lui demande si ce qu’il envisage serait possible (c’est-à-dire une course poursuite en plein New York avec des gens et non comme cela se faisait toujours, sans aucune personne dans le champ à part les deux qui se poursuivent). Le type lui dit qu’il est fou et que cela parait presque impossible. Friedkin se dit alors qu’il trouvera une autre idée et s’éloigne. « J’ai dit PRESQUE impossible » ajoute-t-il ! Son producteur, sicilien précise Friedkin, comprend le sous-entendu. « Vous voulez combien ? ». Quarante mille dollars et un billet aller simple pour la Jamaïque en guise d’accord et l’une des plus grandes scènes de course poursuite était née. « Il est encore en Jamaïque à ce jour ! Mais aujourd’hui si c’était à refaire, jamais je ne prendrais un tel risque. Nous étions inconscients et avons risqué la vie de beaucoup de personnes pour tourner ces scènes. Et sans aucun scénario ». Ironie du sort, le film sera récompensé de l’Oscar du meilleur scénario en 1972 en plus de l’Oscar du meilleur réalisateur bien mérité pour Friedkin. « Si j’avais vu les films de Buster Keaton à ce moment-là, jamais je n’aurais eu l’audace de tourner cette scène. Keaton a réalisé les plus grandes courses poursuites du cinéma. » Le dieu du cinéma intervient également sur le casting de la fillette de L’exorciste. Friedkin a auditionné un nombre incroyable de personnes jusqu’au jour où une femme arrive avec sa fille de 12 ans. Friedkin lui pose des questions sur le film, lui demande si elle sait de quoi il parle. « Bien sûr, j’ai lu le livre ! ». C’était Linda Blair.

William Friedkin clôt cette rencontre en rendant un bel hommage au cinéma qui certes est encore un art jeune mais laisse déjà de belles oeuvres comme empreintes. Les films de Friedkin en sont une belle preuve. 

JEANNE MOREAU : portrait d’une femme libre

Lundi dernier, l’explosive Jeanne Moreau s’est éteinte paisiblement. Un mythe s’en est allé, retour sur sa carrière impressionnante.

La fureur de jouer

Née à Paris en 1928, Jeanne Moreau passe son enfance à Vichy avant de rentrer à Paris finir ses études. Contre l’avis de ses parents, elle s’inscrit au conservatoire national d’art dramatique de Paris et participe au tout premier Festival d’Avignon. En 1947, elle devient pensionnaire de la Comédie française mais démissionne en 1952, pour rejoindre le TNP de Jean Vilar. A cette époque, elle se voit offrir ses premiers rôles au cinéma sous la caméra de Richard Pottier en 1950, puis de Jacques Becker avec Touchez pas au Grisbi en 1954.

Louis, François, Jacques et les autres

En 1956, Jeanne Moreau rencontre Louis Malle qui lui offre son premier grand rôle : Florence Carala dans Ascenseur pour l’échafaud. Le film précurseur de la Nouvelle Vague comptera parmi ses plus grands rôles. Comment en effet oublier son errance nocturne à la recherche de Julien, son amant et complice (sublime et regretté Maurice Ronet) coincé dans un ascenseur ? Sur la musique signée Miles Davis, Ascenseur pour l’échafaud révèle toute la modernité et le talent de Louis Malle dont c’est le premier film ainsi que la sensualité et le pouvoir évocateur de Jeanne Moreau. Louis Malle, qui sera un temps son amant, lui offre un second rôle l’année suivante (1958) avec Les amants où elle incarne une riche provinciale plongée dans l’ennui de sa vie futile et qui alors qu’elle tombe en panne, rencontre un homme (Jean Louis Bory) avec qui elle passe la nuit sous son propre toit. La scène d’amour des Amants fera scandale, mais n’empêchera pas le film de remporter le prix du jury à Venise.

Les années 60 sont fastes pour Jeanne Moreau qui tourne sous la caméra de Michelangelo Antonioni aux côtés de Marcello Mastroianni et Monica Vitti (La Notte), de Joseph Losey (Eva), d’Orson Welles (Le procès), de Jacques Demy (La baie des anges), de François Truffaut (Jules et Jim) ou de Luis Buñuel (Le journal dune femme de chambre). Femme fatale chez Losey (plus sensuelle que jamais dans cette scène où elle se déshabille sur du Billie Holiday), femme perdue chez Antonioni, joueuse infatigable chez Demy, indécise amoureuse chez Truffaut, justicière chez Buñuel, Jeanne Moreau se révèle inclassable et surprenante. Elle fait d’ailleurs de nombreux choix audacieux dans sa filmographie allant jusqu’à accepter de ne percevoir aucun cachet et même aider financièrement le film comme elle le fit pour Jules et Jim dont le tournage fut bloqué un temps.

Jeanne, libre et éclectique

La suite de sa carrière est telle qu’il est impossible de tout citer. Parmi sa riche filmographie, on retiendra deux autres films avec Louis Malle (Le feu follet et Viva Maria avec Brigitte Bardot), La mariée était en noir de Truffaut, Peau de banane de Marcel Ophüls, Le dernier Nabab d’Elia Kazan avec Robert De Niro, Les Valseuses de Bertrand Blier, Monsieur Klein de Joseph Losey puis dans les années 80, Querelle de Fassbinder (adapté de Jean Genet) ou Le miraculé de Jean-Pierre Mocky. Jeanne Moreau est exigeante mais pas sectaire et jouera aussi bien pour Peter Handke (L’absence), Wim Wenders (Jusqu’au bout du monde), Theo Angelopoulos (Le pas suspendu de la cigogne) ou Amos Gitai que pour Luc Besson (Nikita) ou Alex Lutz chez qui elle apparait dans son ultime film. Qu’elle incarne le rôle principal ou une simple apparition, Jeanne Moreau marque sa présence. Des apparitions elle en a fait de nombreuses, par amitié, par affinité cinématographique, comme chez Godard dans Une femme est une femme où Belmondo fait un joli clin d’oeil aux films qu’elle vient de tourner ou dans Les 400 coups de Truffaut où elle joue une passante qui a perdu son chien.

– Ca va avec Jules et Jim ?
– Moderato 

Du tourbillon de la vie aux absences répétées

En 1960, elle rencontre Peter Brook et tourne dans son adaptation de Marguerite Duras, Moderato Cantabile avec Jean Paul Belmondo. Jeanne Moreau deviendra d’ailleurs très proche de Marguerite Duras avec qui elle tourne Nathalie Granger en 1973 et pour qui elle interprète un titre dans India Song. En 1991, elle prête sa voix à l’adaptation de L’amant par Jean-Jacques Annaud et Josée Dayan la choisit tout naturellement pour interpréter Duras en 2002 dans Cet amour-là.  Tout au long de sa vie, elle noue des amitiés avec des écrivains, de Tennessee Williams à Blaise Cendrars en passant par Henry Miller ou Paul Morand. Jeanne Moreau aime les mots, les déclame avec son timbre singulier, de fumeuse invétérée, sa voix inoubliable, peut être la plus grande voix du cinéma français, reconnaissable entre mille, envoûtante et grave. Truffaut sera le premier à s’en servir brillamment dans Jules et Jim où elle reprend en son direct (la seule scène du film tournée ainsi) Le tourbillon de la vie de Serge Rezvani que celui-ci avait écrit pour Jeanne et son premier mari, le comédien Jean-Louis Richard.

Depuis que je l’ai aimée, j’écris tous les rôles de mes films pour elle et je continue, même si elle ne les joue pas. Jouer? Elle ne joue pas. Elle est.
– Guy Gilles

Par la suite, Jeanne Moreau interpréte de nombreux titres du même Rezvani qu’on se surprend à fredonner comme une rengaine de notre enfance : La peau Léon, Adieu ma vie, J’ai la mémoire qui flanche, Les mots de rien … Ces titres comme sa filmographie lui ressemblent. Libre, indépendante, amoureuse, jouisseuse, passionnée, séductrice et insaisissable, Jeanne Moreau aimait sans compter. Des hommes elle en a connus. Deux maris et bon nombre d’amants parmi lesquels, Louis Malle, François Truffaut, Pierre Cardin et bien d’autres. Il y eut aussi cette rencontre avec un cinéaste injustement méconnu, Guy Gilles qui l’aimera inconditionnellement, à en mourir. On se souvient de ce titre magnifique Absence répétées du film éponyme de Guy Gilles en  1972 ou de Je m’ennuie la nuit sans toi dans Le jardin qui bascule, où son apparition toujours trouble.

Depuis quelques temps, Jeanne Moreau vivait recluse. Nous on parie qu’en fait, elle s’est fait la belle en fredonnant :

Adieu ma vie, je fais la belle
Adieu ma vie et ses tracas
Moi, je me tire pour toujours
J’ai rencontré le grand amour

Et je n’ veux pas, et je n’ veux pas
Le mélanger à mon passé
À mes ennuis de chaque jour
Pour cette fois, vous n’ m’aurez pas

 

VISAGES VILLAGES, un road movie photographique

Un périple sur les routes de France entre évocation de souvenirs cinématographiques et installation photo d’anonymes rencontrés, Visages villages est un hommage vibrant aux habitants de la France et à la création artistique signé Agnès Varda et JR.

Ce n’est pas ses 88 printemps qui vont arrêter Agnès Varda. Photographe, cinéaste, documentariste et depuis 2003, plasticienne, Agnès Varda innove sa première co-réalisation avec l’artiste photographe JR. L’une est habituée à aller glaner des témoignages au fil de ses déambulations, l’autre des visages qu’il photographie à bord de son camion et qu’il colle en grandeur géante sur des monuments. Visages villages est né de leur rencontre rue Daguerre, le fief d’Agnès Varda. JR est allé la voir, la photographier avec son chat et de fil en aiguille, ils ont décidé de réaliser un projet ensemble sans trop savoir ce que ça allait être. Visages villages raconte d’ailleurs aussi ce work in progress, le film en devenir, les questions qu’ils se posent. A bord du camion de JR, ils tracent la route direction Bruay-la-Buissière dans le Nord où ils rencontrent Jeannine, la dernière habitante d’une rue d’anciens mineurs. JR dresse son portrait sur sa maison et il faut voir la joie et l’émotion dans les yeux de cette habitante quand son combat pour ne pas tomber dans l’oubli semble d’un coup réhabilité par ce collage monumental.

Le périple continue vers le sud et ensemble ils vont filmer des ouvriers d’une usine, un agriculteur solitaire, une jeune serveuse et son ombrelle, des éleveurs de chèvres à cornes et sans cornes, des dockers au Havre… De toutes ces rencontres hasardeuses (Varda ne croit qu’aux hasards des rencontres), naissent des moments intenses où tous ces inconnus voient leur image agrandie sur des surfaces parfois improbables. Agnès Varda et JR rendent hommage à tous ces hommes et ces femmes anonymes porteurs d’une mémoire qui devient sous nos yeux collective. Chaque personne photographiée devient un géant en son propre lieu.

Cette déambulation poétique leur permet aussi de revisiter leur propre œuvre à travers les lieux qu’ils croisent. Pour Agnès Varda, ce sera cette plage normande où elle avait photographié son ami Guy Bourdin près d’une chèvre échouée sur la falaise. Aujourd’hui sur cette même plage, un blockhaus qui menaçait de tomber d’un instant à l’autre a été volontairement « aidé ». C’est sur ce blockhaus que JR a justement l’idée de coller la photo de Bourdin par Agnès Varda avant que le collage ne soit entièrement avalé par la marée haute. Toute la cruauté et la beauté de l’art éphémère en un plan.

Les clins d’œil sont nombreux, malicieux et sautent joliment du coq à l’âne comme souvent chez Varda. Alors que JR photographie les yeux malades d’Agnès qui perd doucement la vue, Agnès essaye de dévoiler les yeux de JR toujours cachés derrière ses lunettes noires qui lui rappellent Jean Luc Godard. Elle évoque alors le court-métrage burlesque dans Cléo de 5 à 7, où l’on y voit Anna Karina et pour l’une des premières fois, les yeux de Jean Luc Godard. Godard joue d’ailleurs un rôle malgré lui qu’on ne dévoilera pas ici mais disons que JR semble ne pas se tromper en affirmant qu’il a réussi à réécrire la fin de leur propre film.

Varda dans son commentaire off, joue avec les mots, créée des charades, amuse et émeut. Elle n’a pas peur de s’exposer contrairement à JR beaucoup plus secret et cabotin. Chacun ses excentricités, Varda et ses cheveux bicolores, JR et ses lunettes. Les deux se titillent, se cherchent, se découvrent et mettent en scène dans un montage-collage ingénieux, leurs séances de réflexion, leurs évocations. Visages villages est avant tout un film sur la rencontre, sur la place de l’autre dans notre cœur comme dans la recherche créative. L’humain comme inspiration en somme.

Dans une très belle scène, Agnès Varda et JR se rendent sur la tombe de Henri Cartier-Bresson qui repose dans un cimetière minuscule du sud de la France. Agnès Varda évoque la vieillesse, la mort inéluctable et proche. Même pas peur ! Peut être a t-on en effet moins peur de disparaître quand on laisse derrière soi des bouts de soi (comme les orteils de Varda photographiés et transportés sur des containers), des bouts des autres, quand on a toujours été mus par la volonté de transmettre et réhabiliter les mémoires. Visages villages ressemble finalement à une photo de JR : grandiose, fragile et éphémère.

Date de sortie : 28 juin 2017
Distribution : Le Pacte
Durée : 1h29

 

 

 

 

 

IL ETAIT UNE FOIS UN FILM ET SON EPOQUE, la série de Serge July et Marie Genin en coffret DVD

On ne présente plus les Editions Montparnasse, célèbre éditeur DVD depuis près de 30 ans et son catalogue riche de magnifiques titres parmi lesquels les classiques hollywoodiens de la RKO (malheureusement cédés depuis), les classiques italiens (L’avventura de Antonioni c’est chez eux !), de grands documentaires (Wiseman et Rossif pour ne citer qu’eux) mais aussi des captations de théâtre inédites. Toujours dans cette ligne éditoriale à la fois documentaire et cinéphilique, les Editions Montparnasse nous font un beau cadeau pour les fêtes : la sortie d’un coffret de 20 films de la série documentaire Il était une fois… un film et son époque initiée par Serge July et Marie Genin pour Arte qui parcourent 70 ans de cinéma.
circa 1945: Full-length portrait of French film director Jean Renoir (1894-1979), sitting on a film set with his legs spread apart. There is a camera behind him. (Photo by Hulton Archive/Getty Images)

Parmi la sélection, on retrouve Jules et Jim de Truffaut, Le mépris de Godard, Les enfants du paradis de Marcel Carné, Les trois jours du condor de Sydney Pollack, Le charme discret de la bourgeoisie de Luis Bunuel, A nos amours de Maurice Pialat, La Reine Margot de Patrice Chéreau, Tout sur ma mère d’Almodovar et, plus étonnant, Le père noël est une ordure. Chaque épisode présente la genèse du film à travers le portrait d’une époque, celle qui entoure le film, les interviews des membres de l’équipe, de sociologues, d’historiens ou de cinéastes, le tout ponctué d’images d’archives souvent renversantes. Le fil conducteur est mené par la narration discrète de Serge July et s’articule autour de l’histoire du tournage, celle du cinéaste et met en lumière le film en le replaçant dans son contexte temporel et artistique. Loin d’être une analyse filmique, Il était une fois… un film et son époque nous raconte donc avant tout les coulisses de ces films, pour la plupart cultes.

Les années guerre

Lorsque Jean Renoir filme La règle du jeu (indéniablement son chef d’oeuvre), nous sommes à la veille de la seconde guerre mondiale. Renoir vient de remporter deux succès consécutifs avec La bête humaine et La grande illusion, et s’attelle avec audace à La règle du jeu, film qui peint une aristocratie de province déclinante et qui n’épargne personne (pas même lui dans le rôle d’Octave qu’il interprète lui-même). Le génie de Renoir est de parvenir à dresser un portrait nuancé, fin, et néanmoins burlesque d’une société en trompe l’oeil. Le film sera incompris jusqu’à ce que Jean Gaborit retrouve des bobines de scènes entières et les remonte. La règle du jeu sera enfin réhabilité et triomphera en 1959 à La Mostra de Venise.

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Le tournage des Enfants du Paradis de Marcel Carné fut largement contrarié par la guerre. Le film se tourne sous l’Occupation et contraint Alexandre Trauner (célèbre chef décorateur) et Joseph Cosma qui compose la musique à se cacher et travailler à distance. Le film sortira à la Libération et remportera un grand succès. Bertrand Tavernier raconte une anecdote savoureuse à ce propos : les deux grands amis Trauner et Jacques Prévert se paient un homard dans un bon restaurant, deux allemands entrent et voyant les homards en commandent à leur tour. Le patron annonce que c’était les deux derniers et Prévert d’ajouter « c’est que la guerre est bientôt finie ». Aussi se rappelle-t-on qu’Arletty ne put être présente lors de la première étant emprisonnée pour avoir eu une relation avec un allemand pendant la guerre.

La nouvelle vague

La Nouvelle vague (mot inventé par Françoise Giroud) est arrivée comme un nouveau souffle dans le paysage du cinéma français. Comme le rappelle Arnaud Desplechin, elle a avant tout déplacé la fiction dans la rue, en décor naturel ce qui était totalement inédit. Le coffret ne passe évidemment pas à côté des deux plus importantes figures de la Nouvelle vague : Truffaut et Godard.
François Truffaut raconte qu’il a réalisé Jules et Jim après avoir découvert par hasard le livre éponyme de Henri-Pierre Roché étant gamin. Il avoue avec ce film rendre hommage à la liberté des femmes et donc aussi à sa mère qu’il n’avait pas épargnée dans ses 400 coups et qui en avait souffert. Elle mourra avant de voir le film. On découvre aussi Stéphane Hessel qui est en quelque sorte la « Sabine » du film puisque l’histoire s’inspire de la vie de sa mère et de son père (le troisième étant l’auteur). Le film fut un temps suspendu faute de moyen et reprendra grâce à Jeanne Moreau qui co-financera le tournage.
A propos du Mépris, le film évoque les années 50-60 comme celles de la crise du cinéma hollywoodien à laquelle Godard se réfère en faisant apparaitre Fritz Lang dans son film. Si l’anecdote sur la genèse de la scène de nu du Mépris n’est plus un secret, elle reste formidablement racontée ici par le maitre lui-même.

Jules et Jim de FrancoisTruffaut avec Jeanne Moreau, Henri Serre et Oskar Werner 1961
Jules et Jim de FrancoisTruffaut avec Jeanne Moreau, Henri Serre et Oskar Werner 1961

Les années 70-80

Imaginez le choc que fut la sortie de L’empire des sens en 1976 ! Si nous sommes en plein dans la libération sexuelle, le film fut néanmoins compliqué à produire et Anatole Dauman le producteur profite de l’essor du film pornographique pour s’en rapprocher tout en s’appuyant sur le génie d’Oshima. Le film ne laissera personne indifférent, y compris la jeune actrice qui disparait un temps, probablement pour éviter les insultes qui fusent de la part du public qui la croise. L’empire des sens reste le premier film d’auteur à montrer la sexualité de façon aussi explicite et inspirera une génération de cinéastes tels que Catherine Breillat.

Après Certains l’aiment chaud et Les tontons flingueurs, nous retrouvons une autre comédie cultissime en France : Le père noël est une ordure. La troupe du splendid, fort de leur succès au théâtre de leur pièce – pièce qui rappelons-le a démarré presque comme une plaisanterie entre amis – décident de l’adapter au cinéma. Ce sera sous la direction bienveillante de Jean-Marie Poiré. S’ils avouent avoir énormément ri sur le tournage, chacun explique toutefois combien c’était risqué de se moquer des « gentils bénévoles » dans une France qui venait tout juste de passer à gauche.

Quand Maurice Pialat tourne A nos amours avec sa nouvelle recrue Sandrine Bonnaire, il a 58 ans et vient de remporter un grand succès avec Loulou. Sur le conseil de sa scénariste et première femme Arlette Langmann, il interprète lui-même le rôle du père de Suzanne. On connait le penchant parfois tyrannique de Pialat pour extraire de ses acteurs leur vérité. Elle nous est ici racontée notamment à travers le personnage de la mère (Evelyne Ker) qui ira jusqu’à se cogner vraiment dans une des scènes et en tomber malade. La scène est grandiose et restera une des scènes fortes du cinéma de Pialat.

On pourrait continuer longtemps tant ce coffret fourmille d’histoires. Il était une fois…un film et son époque est une série de documentaires passionnante, mêlant des archives parfois inédites, les souvenirs de l’équipe mais aussi d’autres cinéastes pour qui ces films ont compté. Le coffret s’arrête en 2011 avec Une séparation d’Asghar Farhadi et le poétique Le Havre d’Aki Kaurismaki et traverse aussi le cinéma de Michael Haneke (Le ruban blanc), Mathieu Kassowitz (La Haine), des frères Dardenne (Rosetta) ou d’Almodovar (Tout sur ma mère). Un régal absolu pour tous les cinéphiles qui comme moi se délectent des bonus dans les DVD. Ce coffret est un bonus de 20 fois 52 minutes !

COFFRET IL ETAIT UNE FOIS UN FILM ET SON EPOQUE

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DVD 1 : LA RÈGLE DU JEU / LES ENFANTS DU PARADIS
 DVD 2 : LE PETIT MONDE DE DON CAMILLO / CERTAINS L'AIMENT CHAUD
 DVD 3 : JULES ET JIM / LE MEPRIS
 DVD 4 : LES TONTONS FLINGUEURS / LE CHARME DISCRET DE LA BOURGEOISIE
 DVD 5 : VOL AU-DESSUS D'UN NID DE COUCOU / LES TROIS JOURS DU CONDOR
 DVD 6 : L'EMPIRE DES SENS / LE PERE NOEL EST UNE ORDURE
 DVD 7 : A NOS AMOURS / LA REINE MARGOT
 DVD 8 : LA HAINE / TOUT SUR MA MÈRE
 DVD 9 : ROSETTA / LE RUBAN BLANC
 DVD 10 : UNE SEPARATION / LE HAVRE

Coffret disponible aux Editions Montparnasse

BETRAND TAVERNIER, l’homme qui aimait les films

A l’instar d’un autre grand réalisateur-cinéphile, Martin Scorsese, Bertrand Tavernier nous livre avec Voyage à travers le cinéma français un document exceptionnel qui revisite cinquante ans de cinéma français en suivant le fil de sa cinéphilie. Après son livre “50 ans de cinéma américain“, véritable bible des cinéphiles, il était donc légitime que Tavernier se penche sur le cinéma français pour lui rendre un vibrant hommage et continuer ce qu’il a toujours fait : défendre et réhabiliter les cinéastes qui le touchent dont certains parfois oubliés, voire reniés. Le film déjà présenté à Cannes en mai dernier à Cannes Classics sort en salles le 12 octobre et c’est la promesse de trois heures de bonheur pur. Pas de quoi se priver !

Bertrand Tavernier est peut être l’un des derniers grands conteurs et amoureux du cinéma. De ceux qui peuvent vous raconter un film de sa genèse à ses moindres répliques en passant par l’analyse de ses plans et les anecdotes croustillantes du tournage. Tavernier est né à Lyon, berceau du premier film de l’histoire du cinéma signé les Frères Lumières (il est d’ailleurs président de l’indispensable Institut Lumière que dirige son complice Thierry Frémaux). Alors signe prémonitoire de sa passion pour les films ? Si Lyon jouera toujours un rôle important dans sa vie, c’est à Paris que ce cinéphile passionné commence ses débuts auprès de Jean Pierre Melville dont il est l’assistant “médiocre“ et qui lui conseillera de changer de métier. Quinze minutes plus tard, après un coup de fil de recommandation de Melville à Beauregard, Tavernier devient attaché de presse chez Rome-Paris Films, société co-fondée par Carlo Ponti. Beauregard vient de financer l’audacieux A bout de souffle et fort de ce succès inédit, produit d’autres jeunes cinéastes tel Jacques Rozier, Claude Chabrol, Jacques Demy, Agnès Varda ou Jacques Rivette.

Avec ses amis Bernard Martinand et Yves Martin, ils fondent un ciné club, le Nickel Odéon, et projettent des films introuvables et parfois improbables. Il contribue à réhabiliter des réalisateurs majeurs tel Delmer Daves, André De Toth ou Abraham Polonsky. Tavernier et ses camarades dénichent des bobines de films jamais montrées jusqu’alors. Loin des querelles de chapelles qu’il déteste, Tavernier est un “orpailleur“ de films, tous genres confondus. Plus tard à l’Institut Lumière, il diffusera des films trop méconnus (on lui doit d’avoir permis de redécouvrir les films de Michael Powell et Pressburger entre autres) et co-éditera plusieurs ouvrages d’entretiens qui à eux seuls constituent une bonne partie de la mémoire du cinéma. On se souvient évidemment aussi de son film Laissez-passer, fresque sur le cinéma sous l’occupation où il rend hommage à tous ces réalisateurs, scénaristes, artisans qui ont continué à faire des films pendant la guerre sous l’oeil des allemands. Nombre d’entre eux ont été (trop) vite balayés par la Nouvelle Vague et Tavernier s’est toujours insurgé contre cette idée, lui qui a d’ailleurs collaboré avec des scénaristes “bannis“ comme Jean Aurenche et Pierre Bost.

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Bertrand Tavernier est encore jeune quand il éprouve l’un de ses premiers chocs cinématographiques en le film de Jacques Becker, Casque d’or avec la lumineuse Simone Signoret. De Falbalas au Trou en s’arrêtant à cette formidable scène “purement française“ de Touchez pas au Grisbi où Gabin en pyjama propose une brosse à dent à son acolyte, Tavernier évoque ce cinéaste avec beaucoup d’émotion et rappelle combien Becker était un grand metteur en scène, celui de sa génération qui a peut être le mieux compris le cinéma américain et son sens du rythme à l’image d’un Lubitsch ou d’un Hawks.

“Loin d’être une leçon de cinéma académique, Voyage à travers le cinéma français est probablement l’un des films les plus personnels de Bertrand Tavernier et un hommage émouvant au septième art.“

Son second choc est La grande illusion de Jean Renoir avec le même Gabin à qui il rend un très bel hommage. Il a rencontré Gabin à la fin de sa vie et loue son talent d’acteur capable de tout interpréter contrairement à ce qu’on a pu dire. Il incarnait véritablement ses personnages, jusqu’à adopter la justesse de leurs gestes, de leur rythme. Il raconte aussi que dans Le chat de Granier-Deferre aux côtés de Simone Signoret, Gabin, qui préservait son coeur et refusait de monter les escaliers, les monta en hors champ tandis que la caméra était sur le visage de Simone et lui demanda après la prise « Ca t’a aidé pour le regard ?“.

Des histoires comme ça, le film de Bertrand Tavernier en regorge. A propos de Jean Renoir à qui il consacre un chapitre entier, Tavernier raconte que ce dernier se mit dans une colère terrible lorsque son chef op souhaita déplacer Jean Gabin pour une histoire de lumière. “Ce n’est pas Monsieur Gabin qui doit bouger, c’est vous qui devez aller chercher la lumière sur lui !“. S’il analyse la perfection de mise en scène de Renoir, ses profondeurs de champ et son génie à filmer des scènes impliquant beaucoup de personnages, il dévoile aussi une partie plus sombre du réalisateur au moment de son exil américain, le côté “pute“ qu’évoque Gabin. Il n’hésite pas non plus à évoquer les célèbres colères de Jean-Pierre Melville, l’un de ses deux parrains de cinéma ni à avouer qu’il préfère ses adaptations plutôt que ses scénarii originaux. Il compare l’épure de Melville à celle de Bresson et magnifie la grâce de Léon Morin prêtreson film préféré de Melville (et l’un de mes premiers chocs cinématographiques).

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Les extraits s’enchainent avec une fluidité incroyable suivant le fil narratif et ô combien personnel de Tavernier, laissant place à la magie de certains plans, à l’émotion qu’ils suscitent et à l’analyse qu’il en fait. Son voyage fait escale chez Marcel Carné (je vous laisse découvrir comment le célèbre dialogue d’Arletty et sa gueule d’atmosphère est né, c’est hilarant), Jean Sacha, Jean Vigo, Julien Duvivier, Robert Bresson, Max Ophuls, René Clair, Henri Decoin, Gilles Grangier, Edmond T. Gréville à qui il offrira avec ses camarades du Nickel Odéon, sa tombe quand celui disparait brutalement sans un sou. Tavernier évoque aussi Jean-Luc Godard, l’autre enfant de la Libération et de la Cinémathèque d’Henri Langlois. Tavernier a d’abord été attaché de presse pour Godard. C’est d’ailleurs lui qui amène Samuel Fuller dans le film Pierrot le fou. Lui aussi qui à l’idée d’inviter Aragon, que son père René Tavernier ancien résistant avait hébergé pendant la guerre, à une projection de Pierrot le fou. Aragon écrira : “Je ne voyais qu’une chose, une seule, et c’est que c’était beau. D’une beauté surhumaine. Physique jusque dans l’âme et l’imagination.“

Bertrand Tavernier n’est pas qu’une encyclopédie du cinéma, c’est aussi un fervent amateur de musique. Il convoque dans son film Joseph Kosma, Miles Davis, Georges Delerue mais surtout Maurice Jaubert le compositeur de René Clair et de la magnifique partition de L’ Atalante de Jean Vigo, disparu très jeune tout comme ses enregistrements aujourd’hui introuvables. Il faudra attendre Adèle H. pour que François Truffaut réorchestre et ressuscite cette partition.

Ce premier volet s’achève par un hommage absolument bouleversant à son ami et deuxième parrain de cinéma, Claude Sautet. Il le rencontre sur Classe tous risques, lorsqu’il travaille chez Rome-Paris Films. Bertrand Tavernier souligne le talent de Sautet pour révéler la vérité de ses personnages ainsi que sa capacité à réunir des acteurs au jeu pourtant très différent que sont Lino Ventura et Jean-Paul Belmondo. Souvent taxé à tort de faire un “cinéma de papa“, Sautet était aussi un “ressemelleur“ de scénarios pour reprendre le mot de Truffaut. Tavernier continuera d’ailleurs toujours de le consulter pour ses propres films. Lors du montage de Capitaine Conan, Sautet dira à Bertrand : « Si tu touches un seul plan de ce montage, je ne te parle plus ».

On ressort rempli, ému de ce voyage qui fourmille d’évocations sensibles, d’histoires passionnantes, d’analyses brillantes. Loin d’être une leçon de cinéma académique, Voyage à travers le cinéma français est probablement l’un des films les plus personnels de Bertrand Tavernier et un hommage émouvant au septième art. Et bonne nouvelle, le générique de fin promet une suite (apparemment neuf heures de bonheur en plus nous attendent) ! Vivement le prochain voyage !