LE SYSTEME EDUCATIF A L’ERE DU CAPITALISME

Le dernier ouvrage de Frédéric Gobert, Le système éducatif à l’ère du ludique, de l’hédonisme et de l’adulescent (Editions L’Harmattan) est un nouveau coup de poing radical et lucide. Il faut dire qu’il n’en est pas à son premier essai. Docteur en sciences du langage, professeur de lettres et écrivain, Frédéric Gobert est déjà l’auteur de plusieurs ouvrages, de nouvelles et plus récemment d’un roman d’anticipation Bas Occident sur une catastrophe nucléaire, écrit avant Fukushima. Inutile de préciser combien Frédéric Gobert se révèle visionnaire….

Dans cet ouvrage Frédéric Gobert analyse le système éducatif en le replaçant dans notre société capitaliste qui favorise l’“edutainment“, l’hédonisme et le spectacle au profit d’un savoir qui permettrait aux individus de trop réfléchir et de se révolter. On comprend là où il veut nous emmener : dans notre société consumériste, il est plus avantageux de générer des cerveaux disponibles et flexibles que de futurs adultes éclairés.

L’ère est donc au ludique, à la distraction et à l’hédonisme. Chacun veut s’épanouir et attend de l’éducation d’être attrayante au même titre qu’un clip ou un jeu vidéo. Les réformes elles-mêmes vont dans ce sens : acquérir des compétences et non plus un savoir complet et structuré. Mais à qui profite cette mouvance ? Pourquoi n’encourage-t-on pas une forme d’obéissance au sens où le philosophe Alain la décrit, lui permettant de “rester inflexible d’esprit, armé de défiance“ et d’atteindre “le même esprit de résistance et de critique, de façon que le pouvoir se sache jugé“ ? L’obéissance comme la soumission sont très mal vues. Tant mieux dira-t-on. Mais on lui préfère une autre forme de soumission déguisée derrière une pédagogie séductrice et un pseudo libre-arbitre qui ne vise qu’à aliéner l’élève dans une idéologie capitaliste le rendant ainsi victime consentante du consumérisme.

On cherche ainsi à créer des cours ludiques, attractifs où l’ennui et la contrainte doivent être bannis. Le management éducatif vise une forme d’hédonisme, de jouissance et de divertissement. Pourtant « l’hédonisme serait plus facilement compatible avec l’éducation si on le définissait comme une forme d’exigence rigoureuse non dans la recherche du plaisir mais dans la détermination et la satisfaction intégrale de nos besoins », précise l’auteur.

« C »est tout simplement faire du cadre scolaire non un lieu d’apprentissage organisé, coordonné, structurant, mais un lieu de vie, de plaisirs passagers, de tourisme culturel. »

Frédéric Gobert pourrait être taxé de “réac“, de promouvoir un apprentissage où le savoir de l’enseignant serait sacré et où l’élève serait obéissant. Ce serait mal le comprendre. Il prône avant tout la construction d’un esprit éclairé et capable de révolte.

Aujourd’hui 80% des élèves ont le Bac quand en 1960 seuls 12% l’obtenaient. C’est sous couvert d’une démocratisation que les résultats ont considérablement augmenté. Pourtant selon l’auteur « chaque capitalisme produit les “crétins“ dont il a besoin ». Si l’OCDE favorise l’augmentation des diplômés, c’est avant tout pour produire davantage de futurs cadres souples et adaptables pour les entreprises. Ainsi les étudiants sont préparés à la flexibilité du travail grâce à des connaissances transversales au détriment d’un savoir mono-discipinaire figé. Gilles Deleuze ne disait pas autre chose en 1989 quand il dénonçait l’adaptation de l’université au marché du travail.

A l’ère de la culture émotionnelle, les élèves aujourd’hui attendent d’être séduits et voient la réalité à travers l’oeil égotique et retouché des réseaux sociaux. Cette réalité ainsi transformée voire déplacée les détache des problèmes sociétaux bel et bien concrets. On s’offusque, on partage, on like des histoires scénarisées pour être émotionnellement fortes au détriment d’une réalité de plus en plus mise à distance.

« La paroi de cet univers émotionnel clos ne laissera pénétrer du monde extérieur que ce qui relève de l’émotionnel extrême, dont le microcosme adolescent se nourrira pour accroitre ses propres émotions endogènes. »

On l’aura compris, le livre de Frédéric Gobert est un livre engagé, politique et finalement subversif à une ère où l’on n’ose plus remettre en question notre système qui confond démocratie et libéralisme. Ce qui est sûr, c’est que ce livre fait réfléchir et devrait tomber dans toutes les mains des personnes croyant qu’un autre monde est possible et que ce monde-là passera forcément par une éducation revue et corrigée.

 

LE GRAND JEU ou l’insurrection qui ne vient pas

Pierre Blum, un écrivain tombé dans l’oubli se retrouve entrainé par un homme influent dans une sombre affaire de pouvoir. Inspiré par l’affaire Tarnac, Le Grand jeu,  premier film du cinéaste Nicolas Pariser tout juste récompensé par le prix Louis Deluc, dresse le portrait d’une génération désabusée et sans empreinte sur fond de thriller politique.

Le film démarre par l’exfiltration d’un homme, écrivain polémique. S’ensuit une rencontre sur la terrasse d’un casino entre Pierre Blum, invité à un mariage, et Joseph Paskin, homme influent et charismatique reconverti dans les « services rendus » auprès d’autres hommes influents, autrement dit des hommes qui ont le pouvoir. « C’est un métier, ça ? » demande Blum. Non seulement c’est un métier mais c’est aussi un jeu. Un jeu dangereux. Le premier est venu chercher un peu de solitude sur cette terrasse quand l’autre vient de trouver celui qui va l’aider à reconquérir son pouvoir. Paskin est convaincant et lui propose une grosse somme en échange de quoi il doit rédiger un manifeste d’appel à l’insurrection. Tout cela n’a évidemment aucun but idéologique, seulement politique : Paskin cherche à anéantir le ministre de l’intérieur.

Pierre Blum n’a rien à perdre. Il n’a plus rien écrit depuis un premier roman à succès, ses droits d’auteur touchent à leur fin, il vit dans une minuscule chambre de bonne et s’est fâché avec tous ses anciens amis de l’ultra-gauche qu’il fréquentait avec son ex-femme, devenue sa seule amie. Mais le « jeu » prend une autre tournure et la menace tombe. Blum doit quitter Paris sous peine d’être éliminé. Il s’enfuit avec Laura, une amie de son ex-femme, militante pacifiste qui vit dans une ferme en autarcie avec un des anciens amis de Pierre, Louis. Pierre ne croit plus à l’engagement politique ni à cette idéologie communautaire. Cela ne fait pas de lui un homme cynique, au contraire, mais quelqu’un qui a perdu foi en ses idéaux, en la possibilité de changer le monde. La seule chose à laquelle il semble encore croire est l’amour. Comme celui naissant qu’il porte à Laura. Il est persuadé de l’intérêt de confronter les idées au réel mais il s’est désengagé non pas du débat mais du combat politique. Paskin, lui, a bien compris qu’il vaut mieux s’appuyer sur la liberté d’expression qu’utiliser la censure pour arriver à ses fins. De toute façon comme le rappelle dans une scène un général, la politique ne repose que sur la croyance aveugle qu’ont les gens en cet idéal qu’est la démocratie, même si elle est incompatible avec l’exercice du pouvoir.

Dans la ferme de Louis, Pierre reste un peu en retrait. Il sait que bientôt la police arrivera arrêter les membres pourtant pacifistes. On pense évidemment à l’affaire Tarnac et Julien Coupat mais peu importe la vraisemblance ou les similitudes, ce qui nous intéresse ici repose davantage sur l’art de raconter de Pariser, sur sa mise en scène, son découpage et ses plans larges qui permettent à ses personnages de s’incarner, à l’intrigue de se déployer lentement. Ici peu de recours aux ellipses souvent trop faciles ou simplistes. On reste accroché au récit comme aux échanges entre les personnages. Les dialogues sont formidablement bien écrits et bourrés de références littéraires qui, loin d’être des faire valoir, nourrissent le débat, affinent les contours des protagonistes. La question n’est plus politique (dans le sens d’exercice du pouvoir ou d’affinités électives) mais humaine dans ce qu’il nous reste à inventer à l’aube d’un monde où tout semble joué d’avance sur l’échiquier politique, quand les rêves sont déchus et que l’on a vieilli.

En cela le film est un véritable portrait générationnel des quarantenaires qui n’ont connu ni de guerre, ni de révolution, ni mai 68 et dont les idées se sont juste envolées sans laisser d’empreinte. Le groupe d’altermondialistes a beau tenter de se construire une autre vie loin du libéralisme destructeur, ils ne se battent contre rien, ils résistent tout au plus. Pour avoir vécu en Ardèche sept ans et partagé les idéaux des quelques autarciques que je côtoyais, je dois avouer avoir ressenti dans ce film le même questionnement sur les limites d’un tel choix. Laura choisit ce groupe pour être avec eux « dans la vie », pour faire leur jardin plutôt que la guerre, mais jusqu’où peut-on résister face au système en place sans l’anéantir, en ne pariant que sur son autodestruction ? Peut-on simplement vivre en communauté parallèle sans lutter ?

Nicolas Pariser est un cinéaste « prometteur » pour reprendre le terme avec lequel Pierre Blum se définit lui-même. Sa cinéphilie est distillée dans son film sans jamais sentir le plagiat, du choix des acteurs (tous excellents), au choix de la photo ou de la mise en scène. Et puis un réalisateur qui pense à Maurice Ronet comme référence à ses personnages ne peut que remporter mon adhésion  et ma sympathie ! Enfin Pariser choisit comme lieu coeur du film une librairie, semblant ainsi nous dire que notre salut ne passera que par l’échange, l’éducation, la culture et la pensée. Les livres comme seule résistance ? Rassurons-nous, Le grand jeu, lui, laisse une belle empreinte dans le cinéma français.