NOCTURAMA : plongée lancinante au coeur d’une utopie explosive

Paris de nos jours. Un groupe de jeunes répartis dans différents endroits de la ville semblent préparer un gros coup avant leur rendez-vous dans un grand magasin à la nuit tombée. Après son biopic majestueux sur Yves Saint-Laurent et son incursion dans une maison close (L’Apollonide), Bertrand Bonello fait un retour fracassant avec un film cathartique et résolument contemporain.

Le premier plan de Paris vu du ciel ouvre le film et plante le décor dans toute sa grandeur et sa vacuité. Après l’espace ouvert nous voici plongés dans un autre espace, celui souterrain du métro où l’on suit des personnages dans un ballet précis. La toile se tisse peu à peu, lentement, dans une absence de dialogues où seuls les gestes annoncent l’action à venir. Les personnages se déplacent avec des sacs plastiques, entrent par effraction dans un grand bâtiment de la défense pendant qu’un autre se rend costard-cravate au Ministère de l’intérieur. Rien ne semble les lier si ce n’est leurs regards inquiets et concentrés sur leur téléphone portable qu’ils finissent par jeter tour à tour dans des poubelles. On devine le pire sans ne rien voir à part leurs déplacements, leurs mouvements. Seuls quelques flash back surgissent pour dessiner les contours de leur rencontre. Le groupe formé est d’emblée atypique et presque improbable de par leur mixité sociale et leur différence d’âge (de 15 à 30 ans). Après la série d’explosions dans différents lieux stratégiques et hautement symboliques, ils se retrouvent tous au grand magasin où les attend un autre de leur complice. Ils s’y réfugient, s’y baladent en attendant la suite. Quelle suite ? Ils préfèrent ne rien voir de leur attentat. Ils savent que l’évènement est énorme et ça leur suffit. Peu importe le traitement médiatique et spectaculaire que relayent les télés. Ils n’agissent pas pour le show.

Nocturama

Le film se construit en deux parties : la mise en place de l’attentat le jour, la planque dans le grand magasin la nuit. Bonello s’intéresse davantage à l’autopsie émotionnelle de cette journée qu’à la genèse de leur projet. Il filme leur passage à l’acte dans tout ce qu’il a d’à la fois banal (dans le sens anti-spectaculaire, on est bien loin des films américains) et de vertigineux (aucun retour en arrière possible). Tout est lent, répétitif, presque ennuyeux par moment. Bonello filme les visages, les gestes, les corps en action. Aucune explication ne sera donnée, rien n’étant revendiqué, mais l’on comprend très vite que le groupe est plus proche d’Action Directe que de Daesh… Le seul argument politique se niche dans une scène de flash back où André (étudiant en science politiques) explique à Sarah le plan à suivre pour les dissertations et donne l’exemple de l’une sur les états totalitaires en concluant que certaines démocraties ne sont en fait que des états totalitaires déguisés. Sarah ajoutera plus tard « on aurait du faire exploser Facebook et le MEDEF ».

Arrivés dans le grand magasin, les protagonistes errent librement. Là encore, chacun existe en dehors du groupe, vit cette attente à sa manière. Pas de saccage facile ou de fête intempestive. Sabrina change de haut et se sert sur les portants avec nonchalance. Omar met la musique à fond. André observe les possibilités de sortie. Comme toujours chez Bonello, on retrouve de véritables moments de grâce comme ce silence glaçant où le cinéaste ne garde que la chorégraphie des corps suspendus à cette interminable attente, ou encore la scène où Yacine maquillé chante “My way“. Ce grand magasin incarne à lui tout seul le néo-libéralisme cruel et vecteur d’inégalités mais aussi de rêves et d’illusions contre lequel ils se révoltent.

Nocturama 2

Bonello aime filmer les corps fantômes, ceux qui errent et nous hantent jusqu’à devenir quelque chose d’organique pour reprendre un des titres du cinéaste – on se rappelle d’ailleurs la rétrospective et l’exposition consacrée à Bonello au Centre Pompidou en 2014 qui présentait ses “films fantômes“, ceux qui n’avaient jamais vu le jour (deux variations d’après le Vertigo d’Hitchcock et sa Madeleine). Ici encore, Bonello fait surgir des apparitions fantomatiques comme celles de ces deux mannequins portant les mêmes habits que Yacine et André. Compositeur avant d’être cinéaste, Bonello cherche la musique, la sonorité des êtres. Il capture leurs visages, leurs expressions, les suit de près pour mieux nous relier à eux. Le groupe de jeunes peu à peu se forme, fait corps car Bonello sait mieux que quiconque filmer le groupe en tant que somme de singularités (ce que l’on retrouve dans L’apollonide). Interprétés par Finnegan Oldfield (qu’on a pu découvrir dans Bang Gang ou Les Cowboys), Vincent Rottiers (Dheepan) et de jeunes acteurs inconnus, les personnages de NOCTURAMA sont tous formidablement vivants et insoumis.

La force de Bonello est d’arriver à rendre cette attente cathartique même si l’on ne s’identifie pas vraiment aux personnages. Il nous entraine au coeur d’une temporalité musicale et enivrante, au-delà de tout jugement. C’est de cette lenteur que nait une véritable catharsis qui atteint son paroxysme dans un final oppressant et presque insupportable. Avec Nocturama, Bonello livre un film fort et bouleversant sur le passage à l’acte, la cohésion et l’engagement teinté de candeur. Un film “à la vie à la mort“ qui ré-interprète le terrorisme version révolutionnaire et l’inéluctable insurrection en marche.

Peace, love … but fuck them !

Difficile d’écrire en ce moment. Difficile de travailler, difficile de penser à autre chose, difficile de regarder des films l’air de rien sans vérifier toutes les cinq minutes les dernières infos sur Twitter ou sur les sites d’informations. Ca va revenir bien sûr, c’est comme le vélo, ça ne se perd pas. Mais c’est dur.

Je pense à tous ceux qui s’activent depuis vendredi, à nos politiciens, aux forces de l’ordre, au corps médical, aux spécialistes qui courent d’un plateau télé à une radio, aux journalistes, tous mobilisés pour apporter des réponses, rassurer, informer, analyser, débattre, soigner, déclarer la guerre. Je pense aussi à tous les autres, aux commerçants qui rouvrent boutique, aux conducteurs de métro, aux restaurateurs, aux coiffeurs, aux enseignants, à tout le monde en fait qui continue de vivre, de travailler quand moi je n’arrivais à rien ces derniers jours. Complètement down. Parce qu’avant tout je pensais à tous ces visages que je n’arrivais pas à quitter des yeux dans la nuit d’effroi de vendredi. Je regardais défiler ces inconnu(e)s qui étaient recherchés, je lisais leur prénom, je pensais à leurs familles, à l’attente insoutenable, l’inquiétude indicible entremêlée d’espoir. La suite on la connait, les disparus ont été identifiés, certains morts d’autres blessés. Un cauchemar. Je me suis souvent dit que l’une des pires morts doit être celle qui est du fait d’un gros con à qui on n’a rien demandé. Comme mourir renversé par un abruti de chauffard complètement bourré au volant de sa voiture ou tuée par un chasseur qui se serait trompé de cible ou encore assassiné par un pauvre type dérangé. En fait ce qui est inacceptable c’est de ne pas trouver du sens. Nous les humains, on aime bien ça le sens. Alors mourir pour rien parce qu’une bande de malades mentaux a décidé de remonter le temps et partir en croisade contre des pervers occidentaux de 2015, forcément ça fout les boules. Surtout qu’ils n’ont toujours pas capté que l’autre truc qu’on aime bien, c’est jouir de la vie. Jouir tout court aussi. Et que ça, c’est immuable, ça fonctionne comme ça depuis la nuit des temps et partout sur notre petite planète. Ca s’appelle la vie.

Du coup depuis vendredi je ressens comme un gros besoin de rester en lien avec mes pairs, sur les réseaux sociaux, dans les cafés, au téléphone, place de la république. Sentir qu’on est de la même espèce, qu’on partage les mêmes envies, Et pour rester connecté rien de tel que les réseaux sociaux . Alors bien sûr, on se retrouve à voir passer les mêmes posts partagés des dizaines de fois, à découvrir des tweets nauséabonds, puis des messages tout plein d’amour de certains rescapés, à lire des portraits de héros, à se demander comment on survit à un truc pareil quand en plus on a perdu sa femme dans cet absurde massacre. Et juste après on se dit aussi qu’il y a plein d’autres catastrophes, et même certaines dont tout le monde se fout, que c’est étrange d’ailleurs ce truc de distance qui hiérarchise nos émotions, à moins que ce ne soit le traitement médiatique ? On se demande si ce n’est pas un peu cucu aussi cet élan de solidarité, pas un truc pour cacher la misère. On se demande lequel a raison, celui qui veut faire la guerre ou celui qui explique que c’est bien plus compliqué. Et puis on se raccroche à nouveau à tous ces beaux témoignages de vie et d’amour, ces coups de gueules des jouisseurs que nous sommes, on se dit que tout ça est surtout bien plus simpliste voire binaire que la réalité du problème mais que bon tant pis, parce que l’amour, la solidarité, la fraternité, la liberté, sont des valeurs tellement fondamentales que ça fait du bien par où ça passe. Bien sûr qu’il faudrait changer plein de choses dans notre société, dans notre politique étrangère, dans notre système éducatif, dans nos relations commerciales avec certains pays fondamentalistes. On se dit qu’il y a vraiment plein de choses à faire pour changer le monde. Mais là pour le moment, laissons-nous encore un peu le temps de pleurer, rire et pleurer encore, danser, boire et chanter, parler, aimer. Parce que ça, c’est vraiment simple*.

Parmi toutes les vidéos, les messages, les témoignages que j’ai pu voir passer ces derniers jours, celle qui m’a redonné la patate, c’est celle de John Oliver. Je sais c’est idiot, c’est bourré de clichés sur la culture française mais 1) ca fait du bien ces « fucking » insultes sans bip, 2) c’est vrai que la culture nous sauve et nous sauvera toujours tout comme l’éducation, 3) c’est forcément touchant de se sentir appartenir à une communauté aimée, honorée et respectée.

*Comme quoi ils sont vraiment trop cons ces terroristes

L’HUMAIN D’ABORD ?

L’insurrection qui vient (ou pas)

Depuis la fusillade à Charlie Hebdo mercredi dernier, les avis et commentaires fusent, les analyses des uns s’opposent aux réserves des autres, et on devrait dire c’est tant mieux parce qu’il y a débat. Pourtant je commence déjà à saturer des opinions qui se multiplient comme des petits pains rassis, des journalistes qui rabâchent les mêmes choses en boucle, des politiques qui s’approprient cet évènement comme une aubaine pour renforcer leur popularité auprès du peuple mais en lisant l’article de Patric Jean sur Médiapart  je me suis d’abord dit qu’il avait tort. Tort car il suffisait de regarder le peuple français se lever et exprimer sa résistance à la menace terroriste, son combat en faveur de la liberté pour éprouver un sentiment de fierté, une espérance d’un monde meilleur et même, soyons fous, un sentiment d’amour pour son prochain comme le prêchait un certain Jésus en son temps. Tort car plus d’un million de personnes dans les rues, forcément c’est émouvant.

Pourtant en relisant son billet qui me titillait, je me suis finalement dit combien il avait raison. Combien ce flot de bons sentiments masquait une autre réalité, celle là même qu’on semble avoir effacée ces derniers jours : le dysfonctionnement d’une société malade. L’humain serait-il amnésique ?

Bien sûr qu’il y a de l’ironie et même de l’hypocrisie à voir défiler main dans la main nos dirigeants de tout bord, ceux là mêmes qui participent à faire de cette société un haut lieu d’inégalité, de divisions, d’injustice. Bien sûr qu’il y a hypocrisie à vouloir croire que peu importe notre couleur, notre religion, notre parti politique, notre classe sociale, nous sommes tous des êtres humains libres et désireux de le rester dans un pays où les valeurs fondamentales prônent la liberté d’expression.

« Une manifestation pour la paix », « un grand rassemblement de solidarité » nous scande t-on. Vraiment ?

Mais interrogeons-nous un peu comme le fait Patric Jean (heureusement pas le seul) sur les causes de ce terrorisme. Faut-il rappeler que les frères Kouachi et Amedy Coulibaly étaient français ? Faut-il rappeler qu’ils ne sont rien d’autres que le résultat monstrueux d’une société bancale et excluante ? Faut-il rappeler que c’est dans nos prisons françaises que la plupart de ces terroristes se sont tournés vers l’islamisme radical ? Je ne cherche pas d’excuse à leur barbarie ni à faire porter la responsabilité à nos dirigeants mais simplement à réfléchir à ce qu’ensemble nous pourrions améliorer car comme le souligne Patric Jean « à force de s’empêcher de réfléchir tout en hurlant à la liberté de pensée, on poursuit la même politique qui nous conduit à la catastrophe ».

Liberté, égalité, fraternité

Pendant 24 heures j’ai voulu croire à cet élan de solidarité, j’ai voulu croire que le peuple était encore capable de descendre spontanément dans la rue et défendre des valeurs qui nous sont chères, j’ai voulu croire qu’on s’en foutait des croyances de chacun, qu’il fallait s’unir et non se diviser, j’ai voulu croire que tous ensemble on représentait ce slogan du parti de gauche : « l’humain d’abord ». J’ai encore envie d’y croire.

Mais que sera demain si ce n’est une France, une Europe libérale plus que libre, individualiste plus que fraternelle et certainement pas égale. Avec ce « Je suis Charlie » on a caressé la liberté et la fraternité. Attaquons nous demain à l’égalité. Et soyons aussi nombreux que nous l’avons été ces derniers jours.