THE SQUARE, une satire sociale corrosive et brillante

Après avoir dressé un portrait de famille au vitriol dans Snow Therapy, le suédois Ruben ÖsTlund s’attaque  avec The Square au milieu de l’art contemporain et aux dysfonctionnements de nos pays riches. Couronné par la Palme d’or à Cannes en mai dernier, The Square a une fois de plus divisé la critique.  A tort à mon sens. Une palme d’or pas volée.

You have nothing

Le film s’ouvre sur une scène où Christian, conservateur d’un musée d’art contemporain, est interviewé par une Elisabeth Moss un peu hésitante. En arrière-plan une oeuvre annonce la couleur : You have nothing en lettres lumineuses sur un mur blanc. Christian tente de définir ce qu’est l’art (vaste question) et prend l’exemple du sac de la journaliste Moss. « Si on posait votre sac au milieu de cette pièce, serait-ce de l’art ? ». L’espace seul suffit-il à délimiter ce qui est de l’art ou ce qui n’en est pas ? Christian est sur le point d’accueillir une oeuvre intitulée The square dont le principe est justement de dédier un espace carré à l’empathie et la bienveillance. Dès lors qu’on pénètre ce carré, on devient tous égaux dans notre droit à être écouté, réconforté et  simplement regardé en tant qu’humain. L’oeuvre conçue pour être « un sanctuaire ou règne confiance et altruisme » va être le déclencheur d’une série de bouleversements dans la vie de Christian. C’est en effet dans un autre carré, celui d’un parvis à la sortie d’un métro, qu’il assiste en effet à une scène hors du commun. Une femme s’élance sur la foule qui s’agite au rythme cadencé de la population active (on se croirait sur le Parvis de la Défense) en hurlant qu’un homme cherche à la tuer. Hystérique et affolée, elle trouve refuge derrière un autre homme qui s’interpose sans savoir quel danger elle court vraiment. Il alpague Christian et lui demande de l’aider. Tout va très vite, puis surgit l’homme menaçant. La femme se cache derrière eux pendant que Christian et l’homme font barrage sans trop comprendre ce qui se passe. Puis tout s’arrête soudain. La femme a disparu, l’homme qui la menaçait aussi, restent les deux bienfaiteurs, tout coeur battant et fiers de leur action. Christian n’en revient pas. Ils se regardent avec cet air de connivence qu’ont les Hommes qui viennent de traverser ensemble un moment extraordinaire. Ils se disent au revoir chaleureusement et la vie reprend son cours. Mais Christian se rend compte que dans cette agitation, il s’est fait dérober son portefeuille et son portable. Un vrai travail d’artiste ! Et c’est bien là toute l’ironie de Ruben Östlund qui met en perspective son questionnement sur l’art dans nos sociétés : qu’est-ce qui relève de la performance artistique ou non ? et si l’art était partout, surtout là où on ne l’attend pas ? Ce parvis carré devient l’espace où s’est jouée une forme de performance pas très altruiste pour le coup, mais dont la mise en scène visait à l’être (protéger cette femme).

Tout le film se construit autour de cette confusion entre l’espace du musée et de la ville, que ce soit dans la composition des très beaux plans construits comme des tableaux aux lignes de fuite qui rappellent sans cesse cette idée de case et d’encerclement, ou dans le récit qui fourmille de sous-entendus.  Ce non-évènement va entrainer une série de rencontres et de confrontations  qui vont entrainer Christian dans sa chute (ou son élévation, là encore la question se pose). Déterminé à récupérer ses biens, Christian géolocalise son  téléphone disparu et adresse une lettre de menace à toutes les personnes de l’immeuble en question. En pénétrant ce nouvel espace de banlieue, il découvre un autre monde qui ne le rassure pas (même s’il a honte d’éprouver ce sentiment) et va être confronté à un  gamin furieux d’avoir été traité à tort de voleur. Chacun dans son propre carré défend ses valeurs et son identité. En vain car finalement The Square dépeint un monde stratifié.

Do what I say not what I do

Ruben Östlund s’applique à montrer les gestes minutieux de ceux qui de nuit et dans l’anonymat le plus complet installent The square. A regarder leur travail, là aussi on s’interroge : en quoi leurs gestes précis ne relèvent-ils pas de l’art ? L’art est-il mû par le simple concept derrière l’oeuvre ? De même quand lors d’un diner d’inauguration, l’artiste et performer Oleg (Terry Notary) se met à imiter le singe avec un degré de vraisemblance tel qu’il finit par embarrasser l’assemblée de notables qui n’en voit pas la fin. Le glas est sonné lorsqu’il dépasse les limites du supportable pour cette assemblée en agressant une femme. Un silence gêné est suivi d’une intervention de plusieurs hommes qui se lèvent pour venir en aide à la malheureuse et font preuve d’une extrême violence envers le performerL’artiste atteint son but (si tel était son but) : réduire les hommes les plus convenables à leur état sauvage et prouver que malgré la bienséance apparente de nos smokings, on contient tous en nous des réflexes primitifs et une violence intrinsèque. Et c’est justement les limites du supportable qu’interroge le cinéaste à travers ce récit. Où commence et où s’arrête la subversion ? Jusqu’où est-on capable d’aller ? Pas très loin à en croire le film créé par l’agence de communication pour promouvoir The square. Le court film montre une fillette qui explose littéralement au milieu de The square et s’il génère un gros buzz, il créé aussi un malaise qui discrédite Christian,  tenu responsable de cette vidéo. L’absence d’empathie de plus en plus criante ne supporte en effet pas d’être dévoilée de façon ostentatoire au risque de nuire à l’image du musée. En gros, soyons subversifs tant que ça ne remet pas en cause notre monde bancal et injuste. Les nombreux plans de SDF qui entrecoupent The Square  soulignent d’ailleurs ce propos : on s’est habitués à cette précarité, à la regarder de loin ou à se dédouaner en offrant un sandwich à une rom. Pourtant lorsque Christian perd ses filles dans un centre commercial, le seul à lui venir en aide est un mendiant. Les plus démunis sont ceux qui finalement comprennent tout le sens de l’oeuvre The square et l’appliquent naturellement dans cet autre carré consumériste.

You are what you have

Ce qui devrait soulever des réactions est finalement ce que la société ne peut entendre faute de se remettre en question. Chacun est donc condamné à rester dans son carré sans franchir les limites qui ébranleraient notre monde. Même dans son dysfonctionnement incontestable. C’est bel et bien la condescendance de notre société bien pensante et hypocrite qui est dénoncée là. Et la perte de confiance en l’humain aussi comme le montre la scène d’amour entre Christian et la journaliste. Il se donne à elle sans conviction et insiste pour aller jeter le préservatif avec sa semence lui-même. Devant son obstination on est tiraillé entre rire et malaise (pourquoi lui comme elle insistent autant pour s’en débarrasser eux-mêmes ?). La scène à la fois comique et pathétique fait suite à un acte sexuel assez laid où chacun est concentré pour en arriver au bout.  Se mélangerait-on pour pallier à un simple ennui ? N’accorderait-on plus de valeur à la symbiose que représente l’acte d’amour ? On fait l’amour comme on mange des petits fours, sans s’intéresser à la recette ni au goût.  Là encore, le réalisateur du mordant Snow therapy se montre très cynique. Dans The Square tout n’est qu’apparence, illusion, même le discours d’inauguration aux accents authentiques de Christian est feint. Ruben Östlund évite toutefois de recourir à tout manichéisme. Le personnage de Christian n’est ni bon ni mauvais. Juste éteint. Cette série d’accidents va finalement le rallumer, le reconnecter à ses sentiments. Et le ramener dans le seul carré que tout le monde semble ignorer : celui des émotions primaires.

The Square pourrait être un pamphlet contre nos sociétés régentées par une bien-pensance dont la seule issue semble être le chaos final.  Assez désespérant mais qui pousse indéniablement à la réflexion sur notre humanité.

Date de sortie : 18 octobre 2017
Distribution : Bac Films
Durée : 2h31