RODIN : Vincent Lindon magistral

Après le Camille Claudel, 1915 de Bruno Dumont et celui de l’autre Bruno (Nuytten) avec Adjani et Depardieu, il était juste de consacrer un film à Auguste Rodin, en particulier à l’occasion du centenaire de sa disparition. Quand en plus il est signé Jacques Doillon et interprété par un Vincent Lindon magistral et puissant, on ne peut que s’en réjouir.

A l’origine Rodin devait être un documentaire commandé par des producteurs à Doillon après avoir vu son charnel (mais néanmoins décevant) Mes séances de lutte. En se documentant, Jacques Doillon n’a pu s’empêcher de donner vie au personnage, d’imaginer ses échanges, son travail d’artiste et après l’accord de Vincent Lindon, la fiction s’est imposée : Rodin était né. Pour ce film, Jacques Doillon a choisi de se pencher sur une période précise de la vie de l’artiste, quand à 40 ans, il reçoit enfin sa première commande de l’Etat, La porte de l’enfer inspirée par la Divine comédie de Dante. Doillon échappe donc au biopic exhaustif et possiblement plombant pour filmer à son habitude des dialogues en huis clos intimistes et habités. Et puis, Rodin l’avoue volontiers à son ami Cézanne, emprunt de doutes, « je n’étais rien avant mes 40 ans ».

« Je ne cherche pas à plaire, tout ce que je veux c’est être vrai »

1880. Rodin est déjà passé maitre en la matière et bénéficie de la reconnaissance de ses pairs. Il vient de réaliser L’âge d’airain qui a laissé derrière lui un parfum de scandale tant les proportions parfaites entre son modèle et sa sculpture donnent une impression de moulage. Finalement, comme il le dit lui-même, on lui reproche qu’il y ait « trop de vie » dans ses sculptures. Rodin travaille en effet avec acharnement pour que son art ressemble à la vie, « je ne cherche pas à plaire, tout ce que je veux c’est être vrai ».

© Christophe Beaucarne / Les Films du Lendemain

A ses côtés une jeune élève, Camille (Izia Higelin impétueuse et légèrement agaçante) dont le talent retient l’attention du Maitre. Bientôt elle devient son indispensable assistante puis sa maitresse. On connait tous l’histoire amoureuse qui lie Claudel et Rodin, mais Doillon opte pour un contre-pied intéressant en s’attachant à nuancer leur liaison. Bien sûr Camille Claudel a souffert d’être dans l’ombre de son maitre et du manque de reconnaissance mais Rodin de son côté a lui aussi souffert de son absence, de ses excès et de sa paranoïa. Camille le voulait exclusivement pour elle et souhaitait devenir sa femme. Il refusera malgré ses promesses mais ne cessera jamais de soutenir son travail. Les va-et-vient entre les amants épuisent autant qu’ils affolent et Camille finit par claquer la porte de Rodin.  « J’étais un point d’exclamation, je suis devenue un point d’interrogation », regrette-t-elle.

La femme de l’ombre de Rodin c’est plutôt Rose (Séverine Caneele, à jamais l’actrice de L’Humanité de Dumont), sa compagne de toujours qu’il finira par épouser en 1917 quelques mois avant sa mort. Il parle d’elle comme un cadeau de Dieu et malgré son amour pour Camille, malgré ses nombreuses maitresses et son goût pour la chair, Rose lui restera fidèle toute sa vie.
Le film se penche aussi sur une autre de ses oeuvres majeures, Balzac que Rodin mettra sept ans à réaliser, anéanti par l’incompréhension de ses contemporains (hormis ses amis artistes et ardents défenseurs de son travail). Doillon capture la solitude de l’artiste, seul face à son oeuvre qui lui murmure une autre vérité que d’autres ne peuvent pas entendre.

© Christophe Beaucarne / Les Films du Lendemain

Rodin de Jacques Doillon ne serait rien sans Vincent Lindon qui offre une fois encore une interprétation magistrale. Il est Rodin. Sa présence électrique et sensuelle, son regard doux et mélancolique, sa force inébranlable apportent au film toute sa profondeur. Doillon filme l’acte créateur comme il filme l’amour, dans ses courbes, ses lignes, ses chaos et ses soubresauts. Sa mise en scène fluide, un brin académique parfois, semble effacer les ellipses au profit d’un temps qui coule, immuable comme la vie, comme Rodin. Le film se déroule sur une dizaine d’années mais rien ne vient fragmenter le récit linéaire. Formidablement éclairé par Christophe Beaucarne, Rodin est tout en lumières douces, organiques, terriennes. La terre est d’ailleurs pour Rodin le matériau le plus noble, celui qu’on pétrit et qu’on façonne, celui qui contient la vie à qui sait l’exalter. Exactement ce qu’a réussi Jacques Doillon avec Lindon.

Date de sortie : 24 mai 2017
Distribution : Wild Bunch
Durée : 1h59

 

 

 

 

 

 

LES SALAUDS

Pour son sixième film, La loi du marché, Stéphane Brizé se retrouve en compétition officielle à Cannes. Brizé c’est un peu comme Lindon (devenu son acteur fétiche), on l’aime et on a envie de le prendre dans ses bras. Son cinéma a l’air de lui ressembler, délicat, sensible, généreux, capable de capter tous les petits riens de la vie, les silences comme les fractures. Dans La loi du marché, il s’attaque à du lourd à travers le portrait d’un homme pris dans le cercle infernal d’une société malade. Bref Brizé s’attaque à notre monde de merde et nous on pense au titre du film (avec le même Lindon) de Claire Denis.

 

Thierry a la cinquantaine. Il n’a plus d’emploi et vient de faire une formation de grutier pour apprendre derrière qu’il ne sera jamais embauché puisqu’il n’a jamais travaillé sur des chantiers. Une aberration comme une autre qui fait la jolie réputation de notre système en mal de communication, de compétences et surtout d’humanité. « Mais je vais faire comment moi ? Dans 9 mois c’est le RSA, 500 balles par mois » . Personne n’est responsable mais les victimes sont forcément coupables. Thierry vit avec sa femme et son fils handicapé Matthieu avec pour seul but que ce dernier continue ses études et s’en sorte. Pas comme le père en sorte. Pourtant les journées de Thierry comme celles de tous les chômeurs (qui, non, ne sont pas comme les chats des Nuls à jouer au Babyfoot et fumer des pétards toute la journée) sont bien remplies entre sa recherche active, ses cours de rock avec sa femme, son fils, ses rendez-vous Pôle emploi (qui offre une formidable scène d’ouverture). C’est en fait l’histoire d’un homme simple qui s’efforce d’avancer droit devant et qui ne souhaite plus se battre contre ses anciens patrons même s’il est en est là à cause de leur plan social. Pas parce qu’il est lâche, non. Parce que simplement il a envie d’aller de l’avant sans revivre en boucle le traumatisme de son licenciement.

Il finit par trouver un poste de vigile dans une grande surface et plonge au coeur même de la déshumanisation, là où seul le profit compte. Le plus important reste de sauver sa peau et dans cette jungle des grandes surfaces carnivores, cela revient à dénoncer les caissières qui volent des coupons de réduction ou des pauvres vieux qui dérobent de la viande. Dans quelle société malade sommes nous ? Bien sûr voler c’est mal me direz-vous (même si on ne peut s’empêcher de se demander qui sont les véritables voleurs). Mais que dire d’une société qui préfère augmenter son chiffre d’affaires au détriment de ses salariés, que dire d’une société qui privilégie la surveillance et la délation à la réalité humaine de chacun ? Stéphane Brizé ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà, mais cette immersion dans l’absurdité et le non sens nous renvoie à toute cette violence incontournable, à toute cette souffrance au travail à laquelle nous sommes peu à échapper et souvent au prix d’une liberté qu’on paye cher.

Pour ce film, le réalisateur a choisi de tourner avec des non acteurs à l’exception de Vincent Lindon dans le rôle principal (prodigieux et bouleversant). Il laisse tourner sa caméra tout en restant quasiment en permanence sur Lindon et réussit à faire vivre le hors champ avec magie. On n’est pour autant pas dans le documentaire mais plutôt dans une performance. On dirait presque un making off des essais (réussis) du film dans le film. Et c’est bien cela qui fonctionne et nous touche. On entend les hésitations, les répétitions, les dialogues au naturel, les réactions immédiates, les malaises. On ressent la vie en somme. Et c’est justement cette vie-là qui est broyée par un système pervers qui oblige les uns à écraser les autres, à se formater aux attentes de recruteurs qui semblent davantage craindre les éventuels procès que la mort d’autres employés.

Brizé filme l’enfer vertigineux dans lequel nous sommes tous menacés de tomber quand on est acculés, il filme cette culpabilité dégueulasse qu’on impose aux chômeurs, il filme la délation, la dévoration, l’abnégation, la dépossession. Mais reste une chose que les salauds n’auront pas : l’irrésolution.